Gustave Moreau et l’Inde

Fer de lance du symbolisme dans le paysage artistique français, Gustave Moreau (1826-1898) doit sa renommée à ses œuvres représentant des scènes classiques et bibliques. Cependant, sa fascination pour l’art indien et le rôle que ce dernier joua dans son processus créatif restent méconnus.

C’est durant l’apogée de l’indophilie dans la France du XIXe siècle que Gustave Moreau découvre l’Inde, au moment où les auteurs et poètes de renom tels que Victor Hugo, Lamartine, Balzac ou Flaubert puisent leur inspiration, pour leurs œuvres littéraires, dans l’étude et la traduction du Vedas et autres textes sacrés. À l’instar de ses compatriotes, l’artiste est captivé par les mystères entourant cette terre lointaine et par la richesse de son système de connaissance.

À la recherche de modèles dans l’art indien

Les traditions artistiques du sous-continent indien ont inspiré de nombreux artistes européens au fil des siècles. Parmi eux, Gustave Moreau se démarque en faisant de l’art indien un véritable objet d’étude tout au long de sa carrière, créant un vaste recueil de modèles formels et iconographiques d’après diverses sources visuelles indiennes.

Afin de parfaire sa compréhension des différentes formes artistiques de ce pays, Moreau consulte plusieurs collections rapatriées en France par des aventuriers et des officiers de la Compagnie française des Indes orientales. Conservées à la Bibliothèque Impériale de Paris, à seulement quelques kilomètres de la demeure de Moreau, ces collections sont une mine d’or pour tout artiste à la recherche de sources authentiques sur l’Inde dans le Paris du XIXe siècle.

Le carnet d’esquisses de Moreau regorge d’études de costumes, d’ornements, d’éléphants, de fauconniers, d’instruments de musique et de scènes de batailles, de chasse et de la cour moghole tirées notamment de deux collections : Histoire des figures des dieux des Indiens ou Théogonie des Malabariquois, une collection en quatre volumes de gouaches peintes au XVIIe siècle dans l’Inde du Sud, narrant des épisodes de la mythologie hindouiste, et la collection Gentil composée d’albums de miniatures indo-persanes réunies et commandées par Jean-Baptiste Gentil, conseiller militaire français à la cour d’Awadh, en Inde du Nord.

Au Cabinet des estampes, Moreau découvre The Grammar of Ornament (Grammaire de l’ornement) (1856) d’Owen Jones, qui fait autorité en ce qui concerne les arts décoratifs des quatre coins du monde. Des revues célèbres du XIXe siècle, telles que Magasin Pittoresque pour laquelle Moreau avait un abonnement à vie, furent le fondement à partir duquel il développa une compréhension profonde de la culture et de l’art indiens.

Des motifs indiens dans la peinture de Moreau

La péri (1878), première œuvre orientale de Gustave Moreau à être exposée lors d’un salon, représente une figure mythologique perse (pari) assise sur une créature fantastique et jouant d’un instrument de musique inconnu. Pour cette pari, Moreau s’inspire d’une reproduction d’un ragmala de Bijapur montrant une Indienne jouant du sitar, publiée dans le numéro de 1838 de Magasin Pittoresque. Cette gravure apparaissait sous un texte publicitaire dédié à cinq danseuses et trois musiciens indiens alors en tournée à Paris. La bordure extérieure (ou hashia) de La péri est également une association de motifs tirés des sections perses et indiennes de la Grammaire de Jones.

Dans Poète indien (entre 1865-1870), un homme paré de somptueux atours se tient sur un cheval au caparaçon richement ouvragé, aux côtés d’une jeune femme blonde. Cette dernière est vêtue d’une robe violette simple et se tient debout près d’une colonne en pierre. Pour ce thème, Moreau s’inspire d’une miniature de la collection Gentil, Hindu Woman Offering Water to a Mughal Prince (Rencontre auprès d’un puits) (1760), peinte par Anup Chattar à Lucknow ou Faizabad. Elle fut également publiée dans Magasin Pittoresque (numéro de 1856) sous forme de gravure. Ce thème était plutôt populaire chez les Moghols et les Rajputs au XVIIIe siècle.

Moreau emprunte le modèle pour son Christ au jardin des Oliviers (1880) à une autre miniature moghole provinciale de la collection Gentil, Four Angels serving Ibrahim Adham, Sultan of Balkh (Ibrahim Adham servi par quatre anges) (1760), peinte à Murshidabad. L’artiste se réfère également aux illustrations de L’Inde Française (1827) d’Eugène Burnouf, une collection de lithographies représentant les comptoirs commerciaux français en Inde, afin d’esquisser différents modèles de couvre-chefs pour son Jupiter et Sémélé (1895).

Son Triomphe d’Alexandre le Grand (1890) incarne l’aboutissement de la rêverie indienne de Moreau. Perché sur un trône que surplombe la statue de la Victoire, Alexandre le Grand vient de vaincre Poros, roi de l’Inde du Nord en 326 avant J.-C. Ce dernier écarte les bras en signe de soumission et d’imploration. En arrière-plan, Moreau dessine un paysage indien fantasmé et imaginaire, dans lequel il intègre quelques références aux croyances hindouistes et bouddhistes. Les éléphants caparaçonnés, typiques de son œuvre, sont peints d’après ceux de la collection Cernuschi et quelques clichés lui appartenant. Pour les costumes, il reproduit les études réalisées d’après Théogonie des Malabariquois.

Conclusion

Alors que ses voyages ne l’ont jamais porté plus loin que Naples, Gustave Moreau a su développer une précision et une sensibilité impeccables dans sa manière de peindre les styles et les thèmes orientaux. En s’appuyant sur une passion collective pour la philosophie, la religion et la culture indiennes, l’artiste parisien s’empare du vocabulaire visuel de l’art indien pour contribuer aux éternels débats philosophiques touchant aux histoires et aux mythographies universelles.

 

Publié en septembre 2024