Traducteur zélé et personne controversée sont deux des principales caractéristiques de Stanislas Julien. Menant de front ses activités sinologiques dans toutes les institutions qui comptent à Paris, il domine les études chinoises en France pendant près de quarante ans.
L’homme
Né dans un milieu modeste d’Orléans, Aignan-Stanislas Julien, né Noël Julien, étudia au petit séminaire d’Orléans avant de se rendre à Paris où il suivit plusieurs cours au Collège de France. Quoique privilégiant l’étude du grec, il s’y fait aussitôt remarquer par Abel Rémusat en exposant en latin un commentaire du Mencius. Dès lors, sa carrière est lancée. Six mois plus tard, sa traduction de l’ouvrage est achevée et sera publiée dans le Journal asiatique quelque temps après (Meng tseu vel Mencium inter sinenses philosophos..., 1924, 1930). Après quelques tâtonnements professionnels, Julien obtient un emploi grâce à Rémusat, en tant que sous-bibliothécaire à l’Institut de France, en 1827. Sa subsistance assurée, Julien trouve sa voie dans la traduction, d’abord littéraire, puis technique. Surtout, il s’acharne à fonder une méthode propre à comprendre et à expliquer la langue chinoise à partir de principes clairs en refusant les approximations. Il s’inspire du travail de Rémusat sur la grammaire chinoise mais aussi de Joshua Marshman (1768-1837), en plaçant comme référence absolue la position des mots dans la phrase.
A la mort de Rémusat, en 1832, Julien est aussitôt élu au Collège de France. Dès lors, sa main mise sur la sinologie va croissant. L’année suivante, il entre à l’Académie des inscriptions et Belles-lettres, en 1840, il devient conservateur-adjoint à la Bibliothèque nationale, en 1854, il est administrateur du Collège de France. Après avoir placé l’un de ses protégés à l’Ecole des langues orientales, en la personne de Bazin aîné en 1840, au décès de ce dernier, en 1862, il prend sa succession. Cette volonté d’écraser et d’évincer ses concurrents, renforcée par sa puissance de travail, a inévitablement donné lieu à d’innombrables différends, controverses et disputes. La plupart de ces différends ont été mis sur la place publique. Il s’agit naturellement, non d’affaires privées, mais des compétences que Julien dénie à nombre de ses collègues. Parmi ceux-ci, on trouve en premier lieu Rémusat lui-même dont les travaux sont l’objet de critiques posthumes sévères, puis ses anciens condisciples, Friedrich Neumann et Eugène Jacquet, plus tard l’arabisant Joseph Reinaud, mais surtout un autre élève de Rémusat, concurrent permanent et malheureux de Julien, Guillaume Pauthier. Les relations conflictuelles sont attestées depuis au moins leur candidature au Collège de France en 1832. Elles se poursuivront jusqu'à la fin, les deux hommes décédant à quelques mois d’intervalle. En témoigne l’imposante documentation qui prend le public à témoin, dont le Simple exposé d’un fait honorable odieusement dénaturé dans un libelle récent de M. Pauthier,… publié par Julien en 1842 et les Vindiciae sinicae de Pauthier, 1842, 1872.
L’œuvre
L’une des constantes de l’œuvre de Julien est son intérêt pour la grammaire du chinois dont la possession est la clef de la compréhension de la langue et, par là, de la réussite du travail de traduction. Après un premier opuscule en latin et à travers la critique des travaux de Pauthier, et après des Exercices pratiques d’analyse, de syntaxe et de lexicographie chinoise (1842), Julien finit par rassembler ses idées sur la langue chinoise lors de son arrivée à l’Ecole des langues orientales, dans sa Syntaxe nouvelle de la langue chinoise, fondée sur la position des mots… (1869). Au cours de cette période, il fait paraître un opuscule de Dialogues chinois à l’usage de l’Ecole spéciale les Langues orientales, puis une étude du Livre des mille mots, Qianzi wen, (1864).
La littérature chinoise en langue vulgaire constitue l’une des préoccupations essentielles de Julien. Il s’attaque surtout aux romans, aux nouvelles et au théâtre, dans la continuité de Rémusat, traduisant d’abord L’histoire du cercle de craie (1832), puis Blanche et bleue ou les deux couleuvres fées (1834) et L’orphelin de la Chine (1834), une pièce précédemment traduite par le P. Prémare et adaptée par Voltaire. Après une interruption, Julien revient à la littérature avec notamment un roman, Les deux jeunes filles lettrées (1860) et une pièce de théâtre, L’histoire du pavillon d’Occident (1872-1880).
Dans le domaine des livres canoniques, bien que Julien ait consacré une grande partie de son enseignement au Collège de France aux Classiques confucianistes, pendant 23 ans, il ne publia quasiment rien de ses traductions largement inachevées. En revanche, stimulé par les prétentions de son ennemi Pauthier, il publie une traduction du Livre de la voie et de la vertu, Daode jing, une dizaine d’années après l’avoir commencé et avoir prétendu qu’un mois lui suffirait pour le traduire en entier et le comprendre parfaitement.
Son intérêt pour le bouddhisme passe par le souhait qu’il forma de traduire les récits de voyage en Inde pour poursuivre le travail commencé par Rémusat avec le Foguo ji de Faxian (vers 340-vers 420). C’est donc au célèbre Xuanzang (602-664) que Julien s’attaque en traduisant successivement la biographie très documentée rédigée par ses disciples Huili et Yancong, Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde depuis l’an 629 jusqu’en 645 (1853), puis les fameux Mémoires sur les contrées occidentales (1857-1858), qu’aucun savant occidental n’avait jusqu’alors osé aborder. Le traducteur se trouve confronté à de multiples termes qui sont des transcriptions de mots indiens difficiles à déchiffrer. Julien établit donc des fiches fournissant les équivalences des syllabes sanscrites et chinoises à partir de deux glossaires bouddhiques datant du VIIe et du XIIe siècle. Il finit par publier la méthode qu’il avait élaborée, Méthode pour déchiffrer et transcrire les noms sanscrits qui se rencontrent dans les livres chinois (1861). A la même époque Julien réunit sa passion pour la littérature et pour le grand pèlerin bouddhiste en traduisant des contes et fables tirées le plus souvent des vies antérieures du Buddha dont il tire trois volumes, Les avadânas (1859), préfigurant ainsi le travail d’Édouard Chavannes sur les Cinq cents contes et apologues. L’inde ne fut pas la seule aventure extra-chinoise que mena Stanislas Julien, puisque, probablement sur les traces de Xuanzang, il s’efforça de défricher l’histoire des Turcs d’Asie centrale avec des « Documents historiques sur les Tou-kiue (Turcs) », publiés dans le Journal asiatique (1864). Là encore, il ouvrait la route à Édouard Chavannes.
Un dernier pan, particulièrement imposant lui aussi, des travaux de Julien se concentre sur les textes de sciences et de techniques. Dès 1830, il donne un article « Sur le vermillon chinois » au Journal asiatique. Dès lors, les notes sur tous types de sujets prolifèrent, sur l’encre, sur les tams-tams et les cymbales (1833), la culture du thé, les vers à soie, le Polygonum tinctorium (1833), l’Urtica nivea, la cire d’arbre, le papier (1840), etc. Régulièrement il adresse des notes à l’Académie des sciences dont il est fait état lors des séances de ladite Académie (Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1847 et suivantes). Nombre de ces notules ainsi que des articles plus conséquents sont réunis plus tard par le chimiste Paul Champion qui y ajoute ses propres commentaires dans un volume sur les Industries anciennes et modernes de l'empire chinois (1869). Certains de ces articles développés ont fait date, en particulier son « Résumé des principaux traités chinois sur la culture des mûriers et l'éducation des vers à soie » (1837) qui fut aussitôt traduit en italien et en allemand, puis en anglais, ses « Documents sur l'art d'imprimer à l'aide de planches de bois, de planches de pierre et de types mobiles » (1847), son Histoire et fabrication de la porcelaine chinoise (1856), tous travaux dont la diffusion alla bien au-delà du cercle des historiens et des orientalistes.
Légende de l'illustration : Stanislas Julien.