Lorsque meurt prématurément Édouard Chavannes, à l’âge de 52 ans, il est qualifié de « premier sinologue de son temps ». Ce qualificatif n’est certainement pas exagéré, car il laisse un ensemble de travaux sur la Chine aussi importants par leur nombre que par leur qualité et leur diversité dans de nombreux domaines (histoire, art, épigraphie...).
La Chine ancienne
Chavannes, qui a quitté les études philosophiques pour la sinologie, est envoyé à Pékin en 1889 et entreprend aussitôt de traduire un ouvrage phare de l’histoire chinoise, le Shiji, Mémoires historiques, de Sima Qian (vers 145 avant J.C. – vers 86 avant J.C.). De cet ouvrage monumental et fondamental, œuvre d’un seul auteur, qui retrace l’histoire de la Chine depuis les origines jusqu’à la fin du IIe siècle avant notre ère, il publie, entre 1895 et 1905, les 47 premiers chapitres (sur 130), c’est-à-dire les annales principales, les tableaux chronologiques, les traités et une partie des maisons héréditaires. Il n’aura pas le loisir de poursuivre jusqu’aux monographies. Sa traduction, publiée sous le titre Les Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien reste un modèle de compétence, souligné de manière unanime. Dans le même temps, Chavannes se passionne pour les bas-reliefs de la région du Shandong datant de la dynastie des Han postérieurs (25-220). Le sanctuaire de la famille Wu, Wu Liang ci, où il se rend, lui inspire son premier ouvrage, La sculpture sur pierre en Chine au temps des deux dynasties Han (1893). Rentré à Paris où il devient professeur au Collège de France, Chavannes retourne en Chine pour une mission d’un an (1906-1907) au cours de laquelle il recherche les monuments de la Chine ancienne et plus particulièrement des bas-reliefs et des inscriptions gravées sur pierre. Il recueille des milliers d’estampages et de photographies et en publie l’essentiel dans deux albums suivis de deux volumes de catalogues détaillés. Ce sont les quatre volumes de la Mission archéologique dans la Chine septentrionale, publiés entre 1909 et 1915. Ayant voyagé de la Mandchourie jusqu’à l’ancienne capitale Chang’an (devenue Xi’an), il divise son ouvrage en deux parties, « La sculpture à l’époque des Han » et « La sculpture bouddhique ». Dans le premier volume de texte, Chavannes approfondit sa première étude de la sculpture sur pierre des Han en étudiant les piliers de Dengfeng au Henan, les monuments funéraires du Xiaotang shan et de la famille Wu, tous deux dans la province du Shandong. Il recense également toute une série de dalles et de pierres funéraires gravées et sculptées pour la plupart dans cette même province du Shandong.
La Chine bouddhique
La seconde partie des volumes de la Mission archéologique nous introduit à la sculpture bouddhique à partir des grottes de Yungang, près de Datong (Shanxi), de Longmen, près de Luoyang (Henan) et de Gongxian (Henan). Ce sont notamment près de cinq cents inscriptions votives gravées dans les grottes de Longmen surtout entre la fin du Ve siècle et le Xe siècle. Chavannes avait fait ses premières armes dans le domaine du bouddhisme avec une étude sur l’inscription en six langues qui se trouve à l’une des principales passes orientales de la Grande muraille, à Juyong guan, non loin de Pékin (Journal asiatique, 1894). Dans le même temps il achevait la traduction d’un ouvrage fameux du moine voyageur et grand traducteur, Yijing (635-713), le Mémoire composé à l’époque de la Grande Dynastie des T’ang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la Loi dans les pays d’Occident, Da Tang Xiyu qiufa gaoseng zhuan. Dans cet ouvrage sont retracés les nombreux voyages effectués par des moines chinois dans les traces du Buddha. A ses talents déjà nombreux, Chavannes ajoutait ceux du folkloriste en traduisant Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois. Ce sont ainsi trois volumes qui allaient être publiés entre 1910 et 1911, suivis d’un quatrième, posthume, en 1934. Intéressé par les itinéraires des moines et des voyageurs chinois qui se rendirent en Inde, Chavannes, dans la lignée de ses prédécesseurs au Collège de France (Rémusat, Julien et d’Hervey de Saint-Denis), traduit plusieurs courts récits de voyage, notamment celui de Song Yun et Huisheng au VIe siècle (Journal asiatique, 1903) ou encore rapporte les voyages du diplomate Wang Xuance (Journal asiatique, 1900).
La Chine et l’Asie centrale
La passion de Chavannes pour les relations extérieures de la Chine et notamment pour l’Asie centrale ne se limitent pas à l’Inde bouddhique. Il explore, dès le début des années 1900, le monde turc, d’abord en traduisant et en commentant les textes chinois traitant des Tujue occidentaux, Documents sur les Tou-kiue (Turcs) occidentaux, parus en 1903, décrivant un peuple qui régna sur une partie de l’Asie centrale entre la fin du VIe et le milieu du VIIIe siècle. En analysant les sources du calendrier chinois, Chavannes se met à l’étude du cycle duodénaire et des animaux de l’astrologie chinoise. Dans un article conséquent, « Le cycle turc des douze animaux » » (1906), il en retrace l’histoire et suggère que l’origine de ce cycle est turque ou Xiongnu. Cette hypothèse sera plus tard contestée et l’emprunt inversé. Parallèlement, Chavannes poursuit ses investigations dans l’histoire de l’Asie centrale sinisée ou non, en traduisant les mémoires sur les pays d’Occident au début de notre ère (notamment "Les pays d’Occident d’après le Heou Han chou ", T’oung Pao, 1907) et se voit confier l’exploitation des manuscrits découverts par Aurel Stein lors de sa première expédition au Xinjiang en 1900-1901. Ceux-ci, qui datent des Han aux Tang, proviennent de la région de Khotan, de Turfan, de Niya et de Dunhuang, Les documents chinois découverts par Aurel Stein dans les sables du Turkestan Oriental, traduits et annotés (1913). Il faut encore citer ici le gros article que Chavannes publie avec Pelliot sur un texte chinois manichéen découvert à Dunhuang qui, comme nombre de manuscrits de la grotte 17 de Mogao, est une révélation. Comme beaucoup d’articles de Chavannes, celui-ci, qui comprend plus de 400 pages, est publié dans le Journal asiatique de novembre-décembre 1911 et de janvier-avril 1913.
L’épigraphie chinoise
UUne part majeure de l’œuvre de Chavannes est consacrée à l’épigraphie et aux inscriptions de toute nature. Il est quasiment impossible de faire un choix parmi les dizaines d’articles, parfois très longs, dans lesquels Chavannes traduit et analyse les textes gravées sur pierre, à partir des estampages qu’il a acquis ou qui lui furent confiés pour étude. Ce fut le cas avec les « Dix inscriptions chinoises de l’Asie centrale d’après les estampages de M. Ch.-E. Bonin », publié dans les Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1902. Ces inscriptions, provenant de Dunhuang et de Liangzhou au Gansu, ainsi que de Kucha au Xinjiang, étaient pour certaines encore inédites en Chine même. Quelques années plus tard, Chavannes explore un ensemble d’ "Inscriptions et pièces de chancellerie chinoises de l’époque mongole " (T’oung Pao, 1904-1908). Autre exemple, illustrant la diversité des intérêts de Chavannes, sa monographie d’une montagne sacrée, Le T’ai chan. Essai de monographie d’un culte chinois (1910), qui comporte une étude des principales inscriptions disséminées sur ce pic.
L’œuvre de Chavannes, qui traite aussi du taoïsme et de cultes tels que le jet des dragons par lequel on fait convoyer par de petits dragons des messages aux dieux gravés sur pierre ou sur métal (« Le jet des dragons », 1919), porte encore sur la cartographie, les populations méridionales du Yunnan, ou les idées morales développées en Chine.
Légende de l'illustration : Édouard Chavannes (1865-1918)