Si d’autres productions tropicales telles que le café, le coton et l’indigo faisaient l’objet d’une consommation croissante en Europe, ce sont les profits tirés du sucre qui, à compter de la fin du XVIIe siècle, attirèrent les capitaux, attisèrent les rivalités impériales et conduisirent à l’essor massif et rapide de la traite transatlantique des esclaves. Sur des îles telles que la Barbade, la Jamaïque et Saint-Domingue, les barons du sucre occupaient le sommet de la pyramide sociale, et une large partie du reste de l’économie tournait autour de cette denrée, bien que la monoculture de la canne à sucre fût rare. Les colonies situées dans les zones tempérées du bassin atlantique telles que la Nouvelle-Angleterre et les villes portuaires d’Europe à comme Liverpool, Nantes et Bordeaux développèrent leur économie en intensifiant les échanges avec les îles des Antilles où le sucre régnait. Lorsque d’autres parties du bassin caribéen comme Cuba et la Louisiane furent transformées en des centres de production de produits tropicaux après la Révolution haïtienne (1791-1804), la plantation sucrière ouvrit la voie. Le sucre était la pierre angulaire d’une économie de consommation en pleine extension qui allait jeter les bases de la révolution industrielle. C’est pourquoi la plantation sucrière a joué un rôle central dans la croissance économique vers la fin de la première globalisation de l’époque moderne.
Si la plantation sucrière ne prit pas son origine dans la Caraïbe – il existait des précédents en Méditerranée orientale, dans le sud de l’Espagne, à Madère, aux Açores et à São-Tomé – elle y prit sa forme moderne, combinant une main-d’œuvre non-libre abondante avec les technologies et les modes d’organisation de la production les plus novateurs. L’invention au XVIIe siècle du moulin à broyer la canne à sucre avec trois rouleaux alignés verticalement dans la région brésilienne de Pernambouc alors contrôlée par les Hollandais améliora la productivité et la qualité du sucre raffiné. Enfin, l’exportation de la technologie et des capitaux hollandais dans les Antilles britanniques au milieu du XVIIe siècle jeta les bases du système des ateliers (appelé gang system ou Barbados system en anglais). Dans un milieu insulaire plus propice au contrôle, la plantation devint une entreprise intégrée au sein de laquelle tous les aspects de la production depuis la plantation de la canne jusqu’au raffinage du sucre en passant par la récolte et la roulaison (le broyage au moulin) prenaient place sous la surveillance du propriétaire ou de ses représentants : gérants, économes et commandeurs. La technologie de base, l’organisation et l’approvisionnement en main d’œuvre forcée de la plantation sucrière caribéenne ne changèrent pas de manière significative jusqu’à l’abolition de l’esclavage et l’introduction du moulin à vapeur au XIXe siècle. Entre-temps, le système des ateliers mis en place originellement à la Barbade se répandit dans l’ensemble du bassin caribéen, transformant la société, l’économie et l’environnement partout où il se répandit.
La plantation sucrière était une entreprise agro-industrielle qui, tout en ressemblant à une manufacture moderne de manière superficielle, reposait sur des fondements fort anciens. Le terme « habitation » lui-même suggère la structure ménagère ou domaniale des unités sociales basées sur l’esclavage d’époques antérieures : l’oikos des Grecs – et de manière plus pertinente pour cette discussion – le latifundium romain, qui renvoie à de vastes exploitations privées tournées vers l’exportation. En anglais, le terme de « plantation » peut désigner l’habitation, l’unité d’exploitation, ou l’ensemble de la colonie, ce qui illustre la centralité de cette institution dans l’entreprise coloniale des Européens. Au cœur de l’habitation, oikos ou latifundium, l’on trouvait l’autorité patriarcale et despotique du maître, indépendante de tout pouvoir civil, sur ses sujets. Le Code noir (1685) et les dispositions similaires dans l’empire espagnol dérivant des Siete Partidas (1252-1284) fondées sur le droit romain tentèrent de tempérer ce pouvoir absolu en interdisant la torture et le meurtre d’esclaves et en réglementant leur travail et leur alimentation. En revanche, l’ordonnance sur l’esclavage (slave law) à la Barbade (1661), qui servit de modèle pour d’autres colonies esclavagistes de l’empire britannique, ne visait qu’à codifier un régime punitif d’esclavage dénué de toutes mesures de protection. Bien que le Code noir eût été conçu pour restreindre la violence des maîtres et leur avidité au nom de la profitabilité et de la stabilité de la plantation, en pratique ces dispositions étaient rarement appliquées, les esclaves étant ainsi exposés à la violence et à l’incurie de leurs maîtres. Même lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes propriétaires d’esclaves, les administrateurs coloniaux adhéraient à l’idée que l’intrusion de l’État dans l’administration des plantations affaiblirait l’autorité des maîtres. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, la France, l’Espagne et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne, prirent des mesures juridiques et judiciaires afin de limiter la maltraitance des esclaves, mais les propriétaires s’opposèrent à ces changements qui eurent peu d’effets tangibles sur le fonctionnement des plantations sucrières.
De tous les types de plantation dans les zones tropicales, la plantation sucrière était celle imposant le travail le plus exténuant et le plus mortifère. La canne à sucre était cultivée dans les basses terres où régnait une chaleur intense ; les exigences de temps imposées par la récolte et la roulaison conduisaient à dépasser la durée journalière coutumière de travail, pourtant déjà épuisante, du lever au coucher du soleil, avec une pause d’une heure à midi, six jours par semaine ; l’organisation du travail au moyen du système des ateliers tendait lui-même à renforcer la pression sociale parmi les esclaves afin d’intensifier les rythmes de travail. En outre, la taille généralement plus importante des plantations sucrières permettait d’ignorer les règles morales traditionnelles qui auraient pu limiter le surmenage, les mauvais traitements et la malnutrition de la part des maîtres. Surexploités et sous-alimentés, les esclaves mouraient, en moyenne, jeunes, et leur taux de natalité et de survie infantile étaient faibles avec comme conséquence la nécessité de renouveler chaque année 5 à 10% de la population servile par l’achat de nouveaux captifs. Cet afflux constant, souvent de diverses régions d’Afrique, contribuait à une instabilité sociale permanente sur les plantations sucrières.
Les esclaves africains travaillant sur les plantations sucrières réagissaient à ces conditions par un mélange d’accommodement et de résistance. La fuite définitive était une solution et les nouveaux arrivés étaient les plus enclins à tenter le « grand marronnage ». Au XVIIIe siècle, de nombreuses îles et régions côtières du bassin caribéen abritaient de petites communautés de « Marrons » avec lesquelles les autorités coloniales trouvaient à contrecœur un modus vivendi. Plus communes étaient les évasions de courtes durées, qualifiées de « petit marronnage », en vertu duquel des individus ou des petits groupes cessaient de travailler ou quittaient la plantation pour quelques jours ou semaines afin de récupérer du travail exténuant et implicitement protester contre les conditions de travail lamentables et la malnutrition. Les planteurs punissaient ou toléraient ces actes de résistance selon leur appréciation de la situation. D’autres esclaves – parfois les mêmes qui à un autre moment auraient pu résister de manière active – cherchaient à améliorer leurs conditions de vie et de travail en se rendant utiles aux propriétaires des plantations. Les esclaves à talent tels que commandeurs, infirmières, ménagères, raffineurs et charpentiers étaient mieux logés et vêtus et bénéficiaient d’une meilleure alimentation. Les femmes esclaves qui entretenaient (souvent contraintes) des relations sexuelles avec les planteurs ou leurs représentants bénéficiaient parfois de la même reconnaissance et lorsqu’il résultait des enfants de ces unions, elles ou leurs enfants étaient à l’occasion, mais pas systématiquement, affranchis. Les affranchis et leurs descendants pouvaient connaître des formes de mobilité sociale ascendante au sein de la société formée par les planteurs en acquérant terres et esclaves. Se formèrent ainsi à Saint-Domingue, de puissants groupes sociaux motivés par leur propre liberté mais pas nécessairement par celles des esclaves dont ils descendaient.
A l’intérieur des plantations dominées par le maître et ses représentants et dans les espaces interstitiels entre les domaines, les esclaves et leurs descendants luttaient pour créer des univers parallèles. Les structures familiales, y compris des relations de parenté fictives, aidaient à créer un semblant de stabilité et de sécurité. L’artisanat était une source de revenus et servait d’exutoire artistique ; les savoirs botanico-médicaux amenés d’Afrique permettaient d’améliorer les conditions de vie difficiles ; les rites religieux maintenaient les liens avec les régions d’origine et les ancêtres et, fréquemment, portaient en soi la promesse de réparer l’injustice ; le jardinage, la pêche, la cueillette et l’élevage de petit bétail contribuaient de manière indispensable à l’alimentation ou à l’accumulation d’un pécule ; l’émergence d’habitudes alimentaires créoles spécifiques – souvent adoptées par la suite par les Blancs - témoigne du pouvoir et de l’originalité des cultures afro-caribéennes. De la même façon, les langues africaines furent maintenues par les esclaves et, combinées avec les langues européennes et amérindiennes, constituèrent la base de langues créoles communes à tous. Du fait de leur taille et de l’anonymat relatif qui en résultait comme du rapport asymétrique dans le ratio entre populations blanche et noire sur les îles où la culture de la canne à sucre dominait, les plantations sucrières de la Caraïbe aidèrent, certainement par inadvertance, à produire des alternatives culturelles, sociales et politiques à cette atmosphère carcérale.
Publié en novembre 2024