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Editorial

A la recherche de "La France aux Amériques".

François Furstenberg :
Qu’est-ce que « La France aux Amériques »? Vivant au Québec depuis plus de dix ans, on me pardonnera, je l’espère, d’associer « La France aux Amériques » (ou comme on le dit communément aujourd’hui, l’Amérique française) aux frontières contemporaines du Québec. En portant le regard vers le sud, l’on peut ajouter le cas familier de la Louisiane. L’on pourrait même – si l’on aborde la question sous l’angle démographique – étendre le concept à une communauté plus large composée de Canadiens français répartis à travers tout le Canada et la Nouvelle-Angleterre où des générations de familles francophones migrèrent en quête de travail dans les scieries et les industries et où quelques communautés linguistiques perdurent.
 
Mais lorsque je songe à la France en Amérique au début de la période moderne, j’envisage quelque chose de bien plus vaste - et clairement distinct tant de la Nouvelle-France que de l’empire français des Amériques. Je le vois moins en termes de démographie ou de frontières politiques et plus en termes de zones d’influence. D’un point de vue géographique, l’on peut l’identifier comme un large croissant s’étendant des zones de pêche situées au large de Terre-Neuve, en passant par les installations le long du Saint-Laurent, les forts militaires sur les rives des Grands Lacs, les villages de la vallée de l’Illinois, les comptoirs pour le commerce des fourrures en remontant le Missouri et les sociétés esclavagistes embryonnaires en descendant la vallée du Mississipi, et de là, après avoir traversé le golfe du Mexique, jusqu’aux lucratives et terrifiantes îles sucrières de la Caraïbe – ces dernières étant le cœur économique et géopolitique de la France aux Amériques.
 
Bien entendu, si l’on définit ainsi « La France aux Amériques », cela signifie que l’immense majorité de sa population n’était pas française mais autochtone et originaire d’Afrique. Je me demande ce que vous pensez de cette approche ?
 
Catherine Desbarats :
La notion de « zones d’influence » me paraît fertile, tout comme le fait de ne pas cantonner cette « France aux Amériques » dans des frontières politiques ou démographiques précises. Les exemples d’ambiguïté abondent, évidemment. Un village tel celui de Kahnawake, aux habitants Kanien’kehá:ka, sis à quelques kilomètres de Montréal, sur la rive Sud de ce qu’ils nomment Kahrhionhwa’kó:wa, ou Grand fleuve (le fleuve Saint-Laurent des Français), fait-il partie de la colonie française du Canada ou de la plus vaste Nouvelle-France ? Les papiers terriers français y inscrivent une seigneurie; les jésuites y voient leur mission du Sault-Saint-Louis. Les Kanien’kehá:ka voient les choses autrement. Ainsi même dans les zones de colonisation française intense, comme la vallée du Saint-Laurent, une sorte de double vision s’impose. Et à l’intérieur du continent, qu’en est-il du « Pays des Illinois »: appartient-il aux Français ou aux Illinois ? La réponse n’est pas plus simple. Sur la côte Atlantique, les autorités européennes ne s’entendront d’ailleurs jamais sur les limites de l’Acadie française cédée aux Britanniques lors du traité d’Utrecht de 1713. Les Acadiens, descendants de migrants français, vivent-ils, dès lors, dans une sorte de « France aux Amériques » ? Les Mi’kmaq de la région, eux, estiment toujours être dans leur Mi’kma’ki, quoiqu’en disent les cartes britanniques et françaises ou les diplomates européens de l’époque. 
 
Si elle reconnaît la présence d’acteurs autres que français (autochtones, britanniques, espagnols, etc), l’expression « zones d’influence » à elle seule me semble évacuer un peu trop la dimension politique, voire la violence, qui accompagne le projet impérial français de l’époque moderne.  En effet, la notion d’empire accommode aisément, à mon sens, toutes les ambiguïtés démographiques et géographiques évoquées par FF, et d’autres qu’il n’évoque pas, telles celles qui relèvent du droit ou de la juridiction.  Où et comment s’applique le droit « français » ? Dans des situations coloniales ou impériales, de tels enjeux sont politiques, plutôt qu’étroitement légaux. Pour ce qui est de ceux sujets à l’esclavage, avec tout ce que cela implique de déshumanisation institutionnalisée, ils subissent quelque chose de nettement plus intense qu’une « influence », qu’ils soient autochtones ou d’origine africaine. Les traditions orales autochtones, elles, ne conservent pas toujours de souvenirs pittoresques ou nostalgiques d’une alliance mutuellement bénéfique. Pour certains Innus de la Côte nord du fleuve Saint-Laurent, les Français sont des mangeurs de terre.
 
Gilles Havard :
La France en Amérique, si je me cantonne à l’Amérique du Nord, on pourrait dire que ce sont des dizaines de milliers d’individus d’origine française qui s’implantent dans des territoires peuplés par des dizaines ou centaines de peuples autochtones, aux langues multiples et aux cultures souvent sophistiquées. Pour penser ces interactions, il faut je crois parler à la fois d’alliance et de conquête. Aux 17éme et 18ème siècles, la monarchie française est engagée dans un processus d’imposition de sa souveraineté, mais qui joue sur l’extension progressive de son réseau d’alliances avec les autochtones. Pour affirmer leur pouvoir auprès des autres puissances coloniales européennes, voire auprès de leurs alliés autochtones, les Français bricolent avec leurs ressources rhétoriques : la « protection », ou alliance inégale, la suzeraineté, la métaphore du père et des enfants, etc. Mais dans la réalité concrète des choses, ils doivent s’adapter, et la rencontre donne lieu aussi à des tensions. Comme l’explique CD, cette rencontre fait naître des formes territoriales et géopolitiques ambiguës, diverses. 
 
Cette Amérique franco-indienne juxtapose des territoires divers : zones de colonisation effective, zones où la circulation des Français dépend du bon vouloir des autochtones, zones de souveraineté partagée... Dans le Pays des Illinois, je crois que deux formes de souveraineté se sont empilées l’une sur l’autre, dans un contexte d’alliance, même si le voisinage pouvait être source de tensions et même si le rapport de forces, à la longue, a joué en faveur des colons. Le voisinage a même parfois généré des conflits, comme dans le cas de la guerre des Natchez (1729-1731). Mais dans une perspective comparative, il me semble difficile de nier la spécificité des relations franco-amérindiennes, et la prévalence de rapports d’alliance sur la longue durée. Certaines traditions orales autochtones témoignent aussi de cela, notamment dans la vallée de l’Ohio et les Grands Lacs. Confrontés à la colonisation anglo-américaine, des Amérindiens ont pu se souvenir avec nostalgie du temps des Français, quitte à l’idéaliser.
 
 
Dominique Rogers :
Spécialiste de la partie française de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti et installée à la Martinique depuis une quinzaine années, j’adhère à bien des égards à vos analyses. L’ Amérique française me semble pouvoir être définie comme un espace complexe, qui comprend des territoires qui n’ont pas toujours été français mais le sont aujourd’hui (la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy, la Guyane et une partie de l’île de Saint-Martin), d’autres qui l’ont longtemps été, mais ne le sont plus (Haïti, Saint-Christophe, Sainte-Lucie, Grenade, Tobago, les Grenadines pour ne prendre que quelques exemples dans la Caraïbe, mais la Louisiane, le Québec, l’Acadie y trouveraient toute leur place) et enfin d’autres qui ne l’ont jamais été officiellement ou très peu, mais dans lesquelles des populations françaises de la Caraïbe se sont installées, officieusement (à la Dominique) ou non (à Trinidad, l’immigration française est officiellement encouragée à partir de 1783). Ces derniers territoires relèvent toutefois davantage d’une mouvance française que d’une souveraineté qui n’a jamais existé. 
 
Cependant, aujourd’hui comme hier, la réalité des liens se traduit au niveau culturel, au travers notamment des créoles locaux et de la toponymie, mais aussi ponctuellement par des demandes de rattachement à la France ou des alliances militaires dans les grands conflits atlantiques du 17ème siècle. Cette vision de l’Amérique française est bien sûr tributaire de ma localisation dans la Caraïbe, région du monde dont presque tous les territoires, hormis la Barbade, la Jamaïque et Trinidad, ont été français à un stade ou un autre. Pour autant, il pourrait sembler pertinent d’exclure certains territoires qui n’ont été français que pendant des périodes très courtes (Sainte-Croix, une partie de la Floride et de Rio de Janeiro) et pour lesquels il n’existe pas de liens culturels, qui sans doute n’ont pas eu le temps de se créer, sauf à accepter que l’Amérique française soit un territoire à géométrie variable, inscrit dans des temporalités différentes. En tout cas, pour moi, la France, et partant l’Amérique française, ne se réduisent pas aux territoires sous souveraineté française. Elle est constituée d’abord d’hommes et de femmes, certes parfois de nationalité française, mais pas toujours, et qui sont unis à elle, d’une part par leur attachement à son pays, à ses valeurs et, d’autre part, à leur volonté de participer de son histoire. 
 
La formule est sans doute adéquate pour la période contemporaine, mais que dire des populations africaines, afro-créoles ou amérindiennes des premières sociétés coloniales françaises ? Dans une époque moderne, où la conquête européenne laisse peu de choix aux autochtones, aux Africains et aux Afro-créoles, l’Amérique française, c’est aussi un territoire où ces hommes et ces femmes vivent et parfois seulement survivent en fonction de structures, de lois et de valeurs qu’ils n’ont pas choisies, mais qui ont été édictées par des Français ou parfois négociées avec eux. En quoi ces structures sont-elles différentes de celles des autres colonisateurs ? Francis Parkman affirmait que « la civilisation espagnole a écrasé l'indien ; la civilisation anglaise l'a méprisé et négligé ; la civilisation française l'a étreint et chéri ». Il n’est plus possible d’adhérer à une vision aussi simpliste. Les Kalinagos des Petites Antilles ont parfois été réduits en esclavage par les Français comme les Natchez et les Renards (Mesquakies) de “Nouvelle-France” et l’identité amérindienne n’a guère facilité l’assimilation des populations autochtones dans les Guyanes. Peut-on pour autant nier un rapport à l’altérité spécifique, ou du moins différent de celui des Britanniques, en lien peut-être avec le catholicisme, mais aussi à des considérations géo-stratégiques particulières, distinctes dans les mondes insulaires et dans les mondes continentaux ? Les relations avec les Afro-créoles et les Africains en sociétés esclavagistes témoignent d’une violence extrême et de pratiques racialisées qui ont perduré au-delà des abolitions; elles s’accompagnent néanmoins de possibilités d’affranchissement, réduites mais suffisantes pour générer des populations libres de couleur beaucoup plus nombreuses que dans les colonies britanniques, mais aussi pour accepter, après de longs débats, la revendication des Boni, comme celle des nouveaux libres de 1794 ou de 1848, à la francité ou à la citoyenneté française. A cet égard, elle illustre la spécificité d’une Amérique française où l’on peut être Français, sans être européen ou euro-créole, ni même chrétien ou athée.
 
FF : 
Ces commentaires montrent à quel point il est difficile de définir un objet historique intitulé « La France aux Amériques ». Ils soulignent la nature extraordinairement fluide et dynamique des Amériques au début de l'Époque moderne. Territoires, frontières, alliances et souveraineté évoluaient constamment. La démographie a connu des évolutions faites de mortalité et d’expansion. Les identités étaient plurielles et toujours ambivalentes. L’amplitude des échelles spatiales et temporelles en jeu ici – centrée sur la Caraïbe et remontant les voies d’eau, s’étendant de la période des premiers contacts jusqu’à aujourd’hui – constitue une immense variété de contacts et d’expériences et puis, peut-être plus frustrant encore, comment comprenons-nous le pouvoir coercitif et les inégalités flagrantes qui virent le jour à cette époque et dans ces lieux? Vu de plus près, ce concept de « zone d’influence » apparaît comme trop imprécis pour répondre de manière adéquate à des enjeux politiques et moraux aussi connotés. Mais quelles sont les alternatives? En plus des problèmes de définition, la question de la spécificité court en filigrane tout du long de notre conversation. Qu’est- ce qui définit, si tant est que cela soit le cas, « La France aux Amériques »?
 
Laissez-moi considérer le problème du point de vue de la chronologie. Des pêcheurs normands, bretons et basques entament un intense commerce avec les peuples autochtones au 16ème siècle. Plus à l’intérieur des terres, des installations, du commerce et occasionnellement des mariages entre Français et peuples autochtones eurent lieu au début du 17ème siècle. Dans de larges sections de l’Amérique du Nord, ces connexions se poursuivirent de manière relativement ininterrompue tard dans le 19ème siècle. Le tout considéré, cette période couvre plus de 250 ans. (Le pays qui forme aujourd’hui le Canada en revanche n’a que 150 ans d’existence). Cette Amérique franco-autochtone, comme Gilles l’appelle, a eu une extraordinaire longévité. En fait, ces puissances politiques (l’Espagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis) qui prirent de fait le contrôle des espaces géographiques revendiqués par la France eurent tendance à dupliquer et construire sur des dynamiques préexistantes du moins au tout début. C’est pourquoi je me pose la question suivante : Y avait-il une spécificité, une francité (si l’on peut utiliser un tel terme) dans ces parentés entre colons-métis et autochtones et ces us diplomatiques au point de leur assurer une telle pérennité?
Dans la Caraïbe en revanche, la temporalité est plus ramassée, avec une installation et un développement économique significatif débutant au début du 18ème siècle. Le changement est ici à la fois de nature plus dynamique et plus explosive. Mais les héritages sont peut-être plus durables - jusque dans le présent, comme Dominique nous l’a rappelé avec force. Saint-Domingue - dans et hors de la sphère d’influence française – était sui generis. Aucune colonie ne lui ressemble quant au rythme de la croissance économique, l’échelle de production de commodités ou l’appétit vorace et meurtrier pour la main d'œuvre servile. Et aucune autre colonie n‘ a abouti à une révolution aussi radicale défiant à ce point les idéologies dominantes fondées sur le racisme et l’esclavage.  
 
Comment expliquons-nous cette singularité? Est-ce une coïncidence si Saint- Domingue s’est développée au sein de l’empire français plutôt que dans l’empire espagnol ou britannique? Considérons à contre fait  l’hypothèse suivante : l’histoire du monde atlantique aurait-elle été différente si Saint-Domingue était restée aux mains des Espagnols ou si les Anglais s’en étaient emparée plutôt que les Français à la fin du 17ème siècle?
 
 
CD:       
François, vous identifiez élégamment les complexités de « La France aux Amériques ». Ses histoires seront nécessairement plurielles et comme cette conversation le suggère, elles seront relatées de divers points de vue. Elles feront l’objet d’une réception différente selon les publics. La « France aux Amériques » est tout aussi difficile à saisir que « La France » elle-même.  Mais nous nous accordons tous sur le fait que certaines de ces histoires auront trait au pouvoir : à la construction résolue d’un empire d’outre-mer, avec ses lois, ses codes relatifs à l’esclavage, ses cours de justice, ses troupes et ses vaisseaux de ligne ; ses archives soigneusement conservées, et sa construction du savoir, ces dernières nourrissant si généreusement cette bibliothèque numérique. GH n’utilise pas le mot « empire » mais ses remarques introductives délimitent avec précision les pratiques impériales françaises en Amérique du Nord. Le vocable fournit sûrement une alternative pertinente, bien qu’elle ne soit pas la seule, à la notion de « zones d’influence ». Et bien que nous puissions identifier de nombreuses spécificités « françaises » (une version particulièrement homogène de la langue française, avec bien moins de variantes dialectales qu’en France, la coutume de Paris, l’Ordonnance criminelle de 1670, la livre comme unité de compte, une administration tributaire du ministère de la marine, une expression tardive du Baroque à la fin du 17ème siècle, y compris un style de gouvernance performatif qui se prêtait bien à la diplomatie interculturelle et à la pratique de l’échange de cadeaux dans le contexte de l’Amérique du nord continental; la présence importante des libres de couleur signalée par DR dans la Caraïbe, et bien d’autres), et pour aller à l’encontre de la question de FF, il est sûrement intéressant de noter les similarités avec d’autres empires du début de l’Epoque moderne. La dépendance sur les alliances autochtones et les intermédiaires culturels, partout où la géographie et la démographie les favorisaient, ne sont pas spécifiques à la fabrique d’empire à la française, par exemple. La pérennité de ces connexions franco-autochtones évoquées par FF n’avaient-elles pas tendance à se manifester là où les acteurs francophones relativement peu nombreux n’étaient pas arrivés avant tout comme des colons mus par la convoitise de terres ? Et dans la période postérieure à 1763, n’ont-ils pas partagé un statut passablement précaire dans les aires d’expansion des États-Unis et de l’Amérique du Nord britannique, si marquées par l’ascendance anglo-protestante ?
 
Une pensée finale quant aux héritages. Ne sont-ils pas dans leurs expressions variées aussi durables en Amérique du Nord que dans la Caraïbe ? Ils sont étroitement liés à la fabrique et aux fractures du pays dont je suis issue, le Canada. Le processus, ardu, de vérité et de réconciliation avec les peuples autochtones et les Métis (dont nombre vivent dans des zones jadis revendiquées par la France) est en cours, avec des conséquences concrètes dans un pays riche en minéraux. La Guerre de Sept ans qui mit fin à la construction formelle de l’empire français en Amérique du Nord, et qui marqua un tournant majeur dans l’histoire de « La France aux Amériques », jette son ombre portée jusqu’à aujourd’hui. Les héritages caribéens et nord-américains, l’on peut même ajouter, sont interconnectés. Aujourd’hui, la population d’origine haïtienne de Montréal dépasse la population autochtone vivant dans la même zone urbaine. Toutes deux sont significatives. Ces diasporas partagent une histoire de déracinement et de déplacement depuis leurs territoires d’origine. Cette réalité compte parmi les échos lointains de « La France aux Amériques » au côté d’histoires plus réconfortantes de rayonnement des cultures francophones, de pluralisme légal et d’un engagement commun en faveur des droits universels de l’humanité.
 
 
GH: 
FF a raison de poser la question de la continuité entre l'histoire de la Nouvelle-France et celle de la Franco-Amérique qui se maintient ensuite, et, pourrait-on dire, s'étend et s'enracine. Du fait, en effet, des changements de souveraineté coloniale, les contextes sont différents, mais des formes sociales et culturelles se pérennisent. En dehors des territoires encore effectivement peuplés de francophones (à commencer évidemment par le Québec), une grande partie de l’Amérique du Nord recèle ainsi ce qu'on pourrait appeler des «couches de francité» : des toponymes et hydronymes (Gasconade River, Belle Fourche, Portage La Prairie…), des patronymes (pensons à la famille Deloria/Deslauriers chez les Sioux), et même des ethnonymes (Cœur d’Alene, Pend’Oreilles…), témoignent d’une longue histoire de circulations et d’interactions entre francophones et Amérindiens, notamment dans l'Ouest du continent. Le métissage a certainement joué un grand rôle, qu’il soit réifié ou non sur le plan identitaire - pensons en particulier aux Métis ou Bois Brûlés de la Rivière Rouge -, comme vecteur de cette francité. De façon significative, les Sioux-Yanktons désignaient les métis du nom de wasichu hoksina, « enfants de Français » : la plupart des Blancs rencontrés initialement par les Sioux étaient en effet de langue française. De Québec à Saint-Louis et à La Nouvelle-Orléans, et à l’ouest du Mississippi, des individus ont continué au 19ème siècle et une partie du 20ème siècle à partager la langue française, certes rapidement déclinante, et des formes de sociabilité, comme par exemple la guignolée. Cette francité a même pu transcender les identifications particulières – Canadien, Créole –, et d’ailleurs le terme « Français » (ou « Frenchman ») s’est longtemps maintenu comme catégorie ethnolinguistique dans le langage courant des autochtones, des migrants euro-américains comme des francophones, dans un contexte d’essor de la présence anglophone. 
 
DR :
Revenons un instant aux audacieuses questions contre-factuelles de François Furstenberg. Eu égard au faible approvisionnement en esclaves des colonies espagnoles du 18ème siècle et au moindre développement des économies castillanes et aragonaises, il ne semble guère hasardeux d’affirmer que si la partie occidentale de Saint-Domingue était restée espagnole, il n’y aurait sans doute pas eu de révolution haïtienne à la fin du 18ème siècle. Dans le monde britannique, la situation économique aurait été bien sûr toute autre et les planteurs anglais qui, en 1763, manoeuvrèrent pour que les îles à sucre françaises soient restituées à la place de la province du Québec, en étaient très conscients. Insérée dans le monde britannique, la partie occidentale de Saint-Domingue aurait sans doute été encore plus dynamique au niveau économique. Au niveau social, en revanche, elle n’aurait sans doute pas connu l’émergence d’une classe nombreuse de libres de couleur, noirs et métis, dont le rôle majeur, à côté de celui des Congos et plus largement des populations africaine et afro-créoles, peut difficilement être nié dans le processus révolutionnaire. Toussaint Louverture, Jean-Baptiste Belley, André Rigaud, Julien Raimond et Vincent Ogé en sont quelques-unes des figures évidentes. 
 
Pour autant, Saint-Domingue n’est qu’une des colonies françaises et c’est peut-être plus sa spécificité dominguoise que son appartenance au monde colonial français qui explique son histoire singulière. Les vieilles colonies des Petites Antilles, fondées et surexploitées dès le 17ème siècle, avec un passage au sucre dès le milieu du 17ème siècle, n’étaient à la fin du 18ème siècle, ni si fluides socialement, malgré d’intéressantes situations de blanchiment à la Martinique, ni si dynamiques économiquement. La Guyane, également sous souveraineté française, peinait ainsi à se développer en zone amazonienne. Aucune ne connut un destin révolutionnaire aussi singulier que celui de la partie française de Saint-Domingue, malgré l’expérience de la liberté générale en Guyane et en Guadeloupe. Celle-ci, il est vrai, fut sans doute imposée par la révolte irrépressible des esclaves de la Partie nord de Saint-Domingue, alors qu’elle fut en quelque sorte octroyée pour les autres territoires, malgré la croisade pour la liberté des troupes noires de Victor Hugues dans toute la Caraïbe entre 1793 et 1798 et l’obstination quotidienne des nouveaux libres à expérimenter leur conception particulière de la liberté immédiate, quels que soient les diktats des leaders « blancs » ou de couleur. La liberté avait alors pour la masse des cultivateurs le goût du temps pour soi, du marronnage et du travail sur de petites exploitations familiales, l’abolition et la citoyenneté complète n’étaient pas encore pour eux des préalables fondamentaux, comme ce fut le cas pour certains en 1848 et pour d’autres bien plus tard au cours du 20ème siècle.
 
FF :
Quelle merveilleuse conversation cela a été! Cela nous a emmené des pêcheries normandes de l’Atlantique aux cités lacustres du Nord de l’Idaho en passant par les forêts tropicales de l’Amérique du Sud et la Caraïbe. L’ampleur extraordinaire de cette conversation souligne l’extraordinaire variété de la France aux Amériques – en tant qu’empire, système juridique, culture et héritage. Et pourtant, il semble clair que nous avons seulement commencé à aborder le sujet dans sa multiplicité et sa complexité. La stimulante érudition de Dominique Rogers, Gilles Havard, et Catherine Desbarats, entre autres – et le tour passionnant qu’a pris cette conversation, soulignent la distance parcourue par la recherche depuis le précédent projet « La France en Amérique » de 2004. Les thèmes de l’empire, du métissage, de l’esclavage, de la citoyenneté sont devenus plus complexes et l’objet d’une plus grande curiosité. Des figures telles que celles de Toussaint Louverture et André Rigaud aux côtés de familles telles que les Sioux Deloria / Deslauriers ont pris le devant de la scène d’une manière qui n’était alors qu’émergente.
Il sera intéressant de voir où les vingt prochaines années vont nous entraîner.
 
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