Kazimirski, un lexicographe et traducteur du Coran au XIXe siècle qui n'est pas passé de mode aujourd'hui.
Albin de Biberstein Kazimirski (1808-1887) est l'un des rares auteurs du XIXe siècle dont les ouvrages sont encore d'usage courant aujourd'hui. Il s'agit d'abord de son dictionnaire arabe-français publié en 1860 qui est resté très précieux pour l'étude de la langue arabe classique. L'autre ouvrage accessible à un public plus large est sa traduction du Coran. Curieuse histoire que celle de cette traduction. Elle fut commandée à Kazimirski par un sinologue, Jean-Pierre Pauthier. Celui-ci avait conçu le projet de réunir ce qu'il avait appelé les Livres sacrés de l'Orient, Confucius, le législateur indien Manu et le Coran.
Kazimirski, né en Pologne, avait fui son pays à l'âge de 23 ans, ayant été compromis dans la révolte politique de 1830. Formé aux langues orientales, notamment arabe et persane, d'abord en Pologne puis à Berlin, il fut recruté comme traducteur et rattaché au service des Échelles du Levant. La nouvelle traduction "demandée", selon sa propre expression par Jean-Pierre Pauthier au "jeune exilé", prit place effectivement dans les volumes publiés en 1840. La préface signée de l'éditeur dresse un panorama de la "religion nouvelle" et de la vie de son "fondateur" selon ce qu'on pouvait en savoir dans les milieux orientalistes européens de l'époque.
Jean-Pierre Pauthier signale cependant un fait qui n'est pas sans importance. Le traducteur, appelé en Perse pour assumer les fonctions de drogman, n'avait pu réviser sa traduction avant publication. Dès son retour en France, Kazimirski s'attela donc à cette révision qui parut chez le même éditeur Charpentier en 1841. Elle fut suivie par plusieurs autres révisions. Celles de 1844 et 1865 sont conservées à la BNF tout comme l'édition de 1840.
Il ne semble pas qu'un comparatif ait jamais été établi entre ces différentes révisions. On verra plus loin que cela présenterait pourtant un intérêt certain. Kazimirski écrit des introductions pour chacune de ses traductions révisées. Il le fait pour se situer par rapport aux traductions plus anciennes comme celle en latin de l'italien Ludovico Maracci (1698) ou celle en anglais de Georges Sale (1734) qu'il estime avoir été les meilleures avant sa propre traduction. Il prend soin, par contre, de se démarquer de Claude-Etienne Savary qui était, pour la traduction française, son prédécesseur immédiat (1783). Déjà Jean-Pierre Pauthier avait écrit dans la préface de l'édition de 1840, à propos de cette traduction, qu'il s'agissait d'une "belle infidèle". Comme l'avait fait Jean-Pierre Pauthier, Kazimirski livre lui aussi une "notice biographique sur Mahomet" qui précède la traduction. Au fil des republications, cette notice est évolutive dans son contenu. Après la publication (1847-1848) par Armand-Pierre Caussin de Perceval (1795-1871), de son Essai sur l'histoire des Arabes avant l'islamisme, pendant l'époque de Mahomet et jusqu'à la réduction de toutes les tribus sous la loi musulmane, c'est à lui que se réfère constamment Kazimirski. La traduction a été republiée plusieurs fois à partir du XXe siècle, sans reprise de l'une ou l'autre des notices rédigées par Kazimirski, qui précédaient la traduction elle-même dans les éditions du XIXe siècle, mais avec des préfaciers contemporains dont le plus connu est Mohamed Arkoun (1928 -2010). Il est cependant curieux de constater que le texte traduit semble avoir été repris de l'édition de 1840 et non de l'édition révisée par Kazimirski lui-même dès l'année suivante. Pour s'en rendre compte, il n'est que de comparer - comme nous l'avons découvert par hasard récemment - le verset 19 de la sourate 87 qui remplace curieusement par Jésus, l'Abraham du texte arabe et de la traduction révisée de 1841.