Discipline plurimillénaire, le yoga a accompagné toute l’évolution de la culture indienne, ne cessant de répondre à des questions inédites.
Hypothèses sur les origines
Les cités de l’Indus, au milieu du IIIe millénaire avant notre ère, ont livré une riche moisson de sceaux gravés de personnages, d’animaux, d’éléments cosmiques, dont on interroge encore la fonction symbolique et langagière. L’un d’entre eux présente une figure divine, en qui le grand archéologue sir John Marshall a voulu voir un « proto-Shiva », ancêtre du dieu privilégié des yogis. D’où l’hypothèse, invérifiée, de l’existence d’un yoga « pré-aryen », antérieur à la migration des tribus aryas vers l’Indus au début du IIe millénaire avant notre ère.
Dans le Veda, le mot yoga apparaît, à partir d’une racine verbale (yuj-) qui nous a donné en français « joug, joindre », dans un contexte guerrier qui pratique l’attelage et célèbre ses actions héroïques. Mais il prend aussi un sens métaphorique : le poète « attelle ses pensées », ou les sons de la parole, afin de produire le beau chant. Quelques siècles plus tard, dans la Katha Upanishad, le yogi sera « celui dont les sens sont bien attelés », le cocher avisé qui maîtrise son mental afin d’emporter le prix de la libération.
Naissance d’une sagesse
Aux VI-Ve siècles avant notre ère, la vallée indo-gangétique connaît une effervescence spirituelle remarquable. Les premiers prédicateurs bouddhistes, jaïns, les héritiers des traditions védiques s’interrogent sur le fonctionnement de l’esprit, pour saisir ce qui l’afflige et comment accéder à la sérénité ; sur l’action et l’attachement à ses fruits ; sur la réalité ou non d’une conscience profonde, non affectée par l’existence ; sur l’opportunité de renoncer au monde. Dans ce contexte nouveau, le mot yoga apparaît lié à la recherche de la délivrance, à l’instauration d’états méditatifs, ou à des techniques visant à « échauffer » le corps afin de le purifier et de le transformer.
L’immense Mahâbhârata offre 900 occurrences des mots « yoga » et « yogi ». Au livre VI, qui constitue la Bhagavad-Gîtâ, Krishna, avatâra du dieu suprême Vishnu, délivre des enseignements à son cousin, le guerrier Arjuna : éthique de l’action (karma-yoga), voie spéculative (jñâna-yoga) et démarche d’union mystique (bhakti-yoga). L’épopée appelle aussi yoga l’expérience ultime des guerriers qui, mourant en héros et en pleine conscience, se transforment en lumière. Elle décrit les règles qui concernent l’éthique, la diète, le contrôle du souffle, diverses techniques de concentration et degrés de méditation, accordant une grande importance à l’acquisition de pouvoirs (siddhi) par l’ascèse.
Au début de notre ère, les métaphysiciens indiens se livrent à un important travail d’élaboration doctrinale qui aboutit à la définition de voies de salut distinctes. Le Patanjala-yoga-shâstra, composé des Aphorismes de Patanjali (Yoga-sûtras, IVe siècle ?) et du commentaire de Vyâsa, marque la pleine reconnaissance du yoga par la culture philosophique brahmanique. Le yoga y a pour finalité « l’arrêt des fluctuations de la conscience » et l’autonomie du principe spirituel (purusha). L’adepte, au terme d’une analyse radicale de son fonctionnement et de ses résistances, met en œuvre une nouvelle manière de se comporter (non-violence, véracité, ardeur, etc.), pratique certaines postures assises (âsana) et le contrôle du souffle (prânâyâma), cultive des états d’intériorisation, de concentration et de méditation de plus en plus profonds, jusqu’au samâdhi.
Le hatha-yoga
Le tantrisme – ainsi nommé à partir de son corpus textuel, les tantras – propose un nouveau discours sur le corps, tout en revisitant des spéculations védiques très anciennes. Le corps tantrique est un microcosme analogue du macrocosme, tissé des mêmes éléments, construit sur le même schéma, habité identiquement par les dieux. Il est un laboratoire d’évolution, un espace intérieur où le yogi visualise son chemin spirituel et accomplit sa libération. Le hatha-yoga naît au carrefour d’influences multiples. Les postures, les techniques respiratoires, les récitations de mantras éveillent, accumulent, déchargent l’énergie vitale selon certains circuits (nadî) et centres subtils (chakra). Elles font monter la force animatrice conçue comme une réserve divine en l’individu humain, et cette ascension transmute la nature charnelle du corps en une essence immortelle.
Le hatha-yoga connaît une faveur croissante à partir de la fin du XVIe siècle, s’adressant aux hommes du monde, influençant les soufis musulmans, les cours des sultans du Deccan ou des empereurs moghols, qui ont parfois pris pour gurus des yogis. La compétition entre confréries (Nâths, Dashanâmîs, Râmanandîs, etc.) entraîne une recherche d’innovation, l’expérimentation d’exercices nouveaux, qui se reflètent dans la prolixité exponentielle des textes. Une popularité qui pourrait rendre compte de sa mondialisation à venir.
Publié en janvier 2023