Que retrace le projet Patrimoines partagés France-Asie du Sud ?
Tout d’abord, pour donner un cadre à cette initiative, il faut rappeler que la circulation des savoirs et des produits entre la France et l’Asie du Sud remonte à l’Antiquité puis se poursuit au Moyen Âge. Les magnifiques pièces du jeu d’échec en ivoire dit de Charlemagne en provenance de l’Inde du Musée de la BnF datant du 9ème siècle en sont une magnifique illustration. Les épices et les étoffes sont les principaux moteurs de ces échanges, accompagnés de récits comme le Devisement du Monde de Marco Polo. Ces échanges, qui dans un premier temps sont largement l’œuvre de marchands normands et malouins du côté français, s’intensifient à partir des 15ème et 16ème siècles. Les expéditions transocéaniques ouvrent une nouvelle route des épices et des récits alimentent une intense activité de traduction. A partir de 1664, ces échanges sont encadrés par l’initiative étatique de Colbert qui fonde la Compagnie des Indes.
Justement, à quels changements dans la circulation des savoirs assiste-t-on à partir du 17ème siècle ?
Au 17ème siècle, les récits sont tellement nombreux que certains auteurs considèrent déjà que tout a été dit. Et pourtant le 18ème siècle voit les échanges prendre une nouvelle envergure. Les importations d’origine indienne – mobilier de luxe, textiles, café, salpêtre, épices et drogues constituent l’essentiel des cargaisons expédiées vers la France. Grâce à ces dernières denrées, utilisées dans la gastronomie, la diététique ou la médecine, l’Asie du Sud est omniprésente en France.
L’Europe et la France ont aussi une présence en Asie du Sud, et pas seulement à travers les comptoirs commerciaux ; des centaines de militaires et d’aventuriers sillonnent la péninsule indienne avec leurs équipages : traducteurs, cuisiniers, hommes d’armes, palefreniers, etc. Les soldats et autres voyageurs français partagent avec leurs compagnons de route des connaissances techniques, ou des présents avec les officiels. Les échanges de présents représentent une pratique diplomatique essentielle mais aussi un outil de diffusion culturelle, commerciale et technologique. Ainsi, les élites indiennes adoptent de nombreux éléments des savoirs techniques européens, notamment en ce qui concerne l’armement. De même, Français et Britanniques envoient leurs espions récolter des informations au sujet des fusées de Tipu Sultan à la fin du 18ème siècle. Aussi, les termes issus des langues européennes se rapportant à de nombreux objets, aux hiérarchies, aux techniques, y compris l’architecture, alimentent ces échanges entre les deux régions.
Les tissus et les modes circulent également de l’Océan Indien à l’Europe traçant des boucles surprenantes. De nombreux motifs indiens sont naturalisés, comme la représentation des mangues sur des nappes en Bretagne ou sur les indiennes de Nîmes. Les aller-retour sont denses et l’on retrouve les traces dans de nombreuses archives administratives, commerciales, artisanales mais aussi religieuses. C’est ainsi que l’on a pu dater l’herbier du « Jardin de Lorixa » (magnifique manuscrit illustré de la flore de l’est indien dans les collections du Muséum national d’histoire naturelle) du tournant du 18ème siècle, grâce à la tenue de l’Européen représenté dans le frontispice de cet ouvrage, identifié par une historienne du textile anglaise. Et c’est même aux archives des missions religieuses que l’on retrouve la trace, nous permettant de reconstituer son histoire.
Jardin de Lorixa © Muséum national d'histoire naturelle (Paris)
Quel intérêt représente l’accès à ces documents, regroupés sur un même site, pour la compréhension de ces circulations des savoirs ?
La classification a créé une compartimentation des collections suivant des catégories institutionnelles : diplomatiques, commerciales, religieuses, scientifiques, savantes, leur visée officielle ou privée, voire leur nature : cartes, peintures, manuscrits, etc. De plus, des collections d’une institution peuvent contenir des documents relatifs à d’autres domaines. Surtout, un document se situe toujours à la croisée de plusieurs motivations dont elle résulte, et son action déborde le cadre émetteur auquel elle se rattache. Prenons l’Atlas de Jean-Baptiste Gentil qui utilise la matrice de l’Ain-I-Akbari (« L’administration de l’empereur Akbar », rédigé par Abul Fazl autour de 1590), c’est une représentation graphique d’itinéraires sous la forme de carte qui est la traduction visuelle d’une carte matricielle. Elle est le produit de l’accès dont Gentil bénéficie à Faizabad, d’érudits, de traducteurs, d’officiers de différentes origines qui peuvent corroborer ou actualiser les données, et d’artistes. Les producteurs d’objets d’archives sont à la fois informés et formés par les ressources humaines locales dont il compile les informations. La prise en compte du rôle des intermédiaires est indispensable pour comprendre les archives.
En dehors de cette mise en commun, quelles nouvelles perspectives offre Patrimoines Partagés France-Asie du Sud ?
La circulation des savoirs entre l’Europe et l’Asie du Sud a été vue essentiellement sous le prisme anglo-saxon. Or, on ne peut pas comprendre cette circulation si on exclut les sphères lusophones, flamandes et francophones. Alors que la France naturalise de nombreux éléments indiens au 18ème siècle (motifs, techniques, termes), la réception de la culture francophone en Asie du Sud joue un rôle majeur dans la formation des élites au 19ème siècle. Des auteurs comme Auguste Comte, ou Baudelaire, et les études indiennes en France sont investies par les professions intellectuelles indiennes, à tel point qu’à plusieurs reprises les autorités britanniques tentent d’en limiter voire d’en interdire l’accès.
La propagande dite gallophobe de la presse britannique en Inde en est le résultat et tente de circonscrire l’attrait de la France à ses parfums et son vin. Or les savoirs circulent au plus haut niveau des sciences, entre les chimistes Marcelin Berthelot et Prafula Chandra Ray, le physicien Jagadish Chandra Bose et l’Académie des sciences, les disciples de Pasteur et leurs homologues en Asie du Sud, ou plus tard Satyendra Nath Bose et Marie Curie. Dès le début du 20ème siècle, l’Asie du Sud et la France deviennent des partenaires privilégiés de l’aventure de l’aviation.
Quels sont les enjeux de la mise à disposition de ces archives et collections ?
Patrimoines Partagés France-Asie du Sud est un outil de contextualisation et de mise en correspondance de ces collections qui ouvre de nouvelles perspectives sur la compréhension du monde d’aujourd’hui, contre la menace de toute simplification réductrice à une narration linéaire et exclusive. La bibliothèque numérique permet de partir sur les traces de ces circulations du savoir et de ses « colporteurs », intermédiaires, informateurs et autres personnages qui ont actionné des circuits complexes, pluriels et multipolaires, tout en contribuant à la construction de notre monde. Elle représente donc un enjeu majeur.
Pour conclure, prenons l’ouvrage de Garcia de Orta Colloques des simples et des drogues de l'Inde publié en1563, qui a largement circulé en Europe et a été traduit en français en 1602. Il résulte d’informations collectées dans toutes les régions de l’Inde, au sens très large prêté au terme à cette époque. Ces informations circulent dans un nombre de langues et de variations de ces mêmes langues. On peut y trouver par exemple l’indication que le meilleur aloe vera se trouve à Socotra. Il s’agit d’une comparaison de la qualité mais aussi des prix de nombreuses plantes ou pierres ainsi que des correspondances des appellations et des usages. Cet ouvrage déclencha de nouvelles circulations et fut lui-même traduit. La mise à disposition des fonds de différents centres d’archives facilite largement l’étude de ces itinéraires.
Publié en juillet 2024