«La Muette» prit la parole…

Ou le grand succès d’un opéra romantique français sur la scène polonaise au moment de l’Insurrection de Novembre 1830

La Muette de Portici, opéra de Daniel-François-Esprit Auber sur le livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne retentit pour la première fois sur la scène parisienne le 29 février 1828. Considéré comme le premier grand opéra historique de l’époque romantique, cette œuvre marqua les esprits dans le contexte des mouvements sociaux et de libération au début des années 1830. Le rôle-titre tenu par un personnage muet, une première dans l’histoire de l’opéra, fut perçu comme le porte-parole des peuples opprimés. 
 
L’action de l’opéra se déroule en 1647 dans le royaume de Naples. Alphonse, fils du vice-roi d’Espagne, séduit Fenella, une fille du peuple muette, alors qu’il devait se marier avec la princesse Elvire. Pour éviter le scandale Fenella est emprisonnée. Lorsque le frère de Fenella, Masaniello, pêcheur de Portici, l’apprend, il suscite une révolte contre l’occupation espagnole.
 
Confier le rôle principal à une danseuse au lieu d’une cantatrice était tout à fait inhabituel dans une œuvre lyrique. C’était probablement dû au manque de soliste capable d’interpréter un rôle aussi difficile tel qu’imaginé par Auber. 
 
Des premières retentissantes à Paris, Bruxelles et Varsovie 
 
Il s’avéra rapidement que la thématique de l’opéra reflétait l’atmosphère révolutionnaire des sociétés européennes de l'époque. Dès l’avant-première française, la censure, vigilante à l’époque de la Restauration, exigea l’introduction dans le chœur final, d'une demande de grâce adressée au roi par le peuple. Par la suite, les aspirations républicaines des Français se manifestèrent lors de la Révolution de Juillet. A son tour, la première représentation à Bruxelles, du 25 août 1830, fut le facteur déclencheur de la révolution qui apporta l’indépendance à la Belgique. Particulièrement touché par les paroles :
 
Amour sacré de la patrie
Rends–nous l’audace et la fierté
A mon pays je dois la vie
Il me devra sa liberté
 
le public applaudit chaudement La Muette, descendit dans la rue et se dirigea vers le siège du quotidien pro-gouvernemental Le National. Le siège du journal fut mis à sac et l’insurrection se propagea par la suite dans les quartiers ouvriers. 
 
La première de La Muette au Théâtre National à Varsovie revêtit également une dimension politique. Les répétitions se déroulaient à l’époque où la censure tsariste s'intensifiait dans le Royaume de Pologne qui constituait le substitut de l’État polonais, partagé entre ses trois puissants voisins. En dépit des difficultés politiques et financières, les Polonais s’efforçaient de présenter les œuvres les plus récentes du répertoire européen sur la scène du théâtre qui occupait à l’époque l’immeuble de taille modeste, situé sur la place Krasiński.
 
La Muette de Portici tant attendue dans la Pologne asservie
 
La partition de l’opéra arriva de Paris à Varsovie dès 1829. Le directeur de musique du Théâtre National, Karol Kurpiński, espérait que la mise en scène d’une œuvre d'un tel rang, améliorerait la situation financière du théâtre. Le choix de La Muette fut certainement très pertinent – le public polonais adorait l’opéra et les œuvres évoquant l’indépendance de la patrie lui apportaient du réconfort. Le sort d’une jeune fille muette et sans défense évoquait celui d’une Pologne privée de voix et de moyens pour se défendre.
 
Néanmoins, dans son travail sur la mise en scène, Kurpiński se heurta à une série de difficultés. En premier lieu, il fallait trouver un traducteur capable d’élaborer une version du livret conforme à l’esprit de l’époque et surtout chantable en polonais. Finalement, cette tâche fut confiée à Józef Dionizy Minasowicz qui livra seulement trois des cinq actes à la fin du septembre 1830.
 
La difficulté suivante était liée au recrutement des artistes. Le nombre d’acteurs professionnels à Varsovie à cette époque était encore bien modeste par rapport aux ensembles des plus grandes scènes européennes. Alors que l’opéra d’Auber exige de nombreux chœurs et danseurs, le chœur du Théâtre National comptait en ce moment vingt-six personnes, le ballet vingt-quatre, et l’orchestre vingt-neuf. 
 
Une fois ces écueils surmontés, quand le travail sur la première de La Muette fut bien avancé, les authorités interdirent la présentation de cette œuvre jugée trop révolutionnaire. 
 
Un retournement de situation inattendu 
 
Le 29 novembre 1830, les Polonais se soulevèrent contre le tsar russe Nicolas 1er, qui violait la constitution et voulait envoyer l’armée polonaise pour réprimer la révolution en Belgique. Le sentiment d’asservissement se renforçait. Après avoir temporairement retrouvé la liberté, les Varsoviens réclamèrent que La Muette soit à nouveau jouée mais finalement seulement les trois premiers actes, retravaillés, furent montrés. La première eut lieu le 15 janvier 1831 et fut un événement marquant. Le nombre de spectateurs et de représentations témoignait du succès de cet opéra en terre polonaise (dans la deuxième moitié de janvier La Muette fut jouée six fois sur un total de dix représentations). Le Théâtre National réussit à présenter l’œuvre en entier le 3 mai 1831, pour le quarantième anniversaire de la Constitution du 3 Mai. La Muette fut jouée avec succès jusqu’à la fin de l’Insurrection, vingt fois en tout. Une femme muette devint ainsi la porte-parole des insurgés.
 
Des mises en scène explosives
 
C’est Antonio Sacchetti, le scénographe de renom, qui fut l’auteur des décors pour la mise en scène de La Muette à Varsovie. Sa scénographie se distinguait par les réalisations techniques les plus modernes, et notamment les dioramas. Sacchetti montra aux Varsoviens ce qui avait émerveillé les Parisiens, et particulièrement un diorama spectaculaire présentant l’éruption du Vésuve, probablement en mouvement, dans la scène finale. 
 
 
Publié en juin 2023
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