En 1844, quand débute le feuilleton Les Mystères de Paris en portugais, Atar-Gull et La Salamandre sont deux œuvres déjà connues et appréciées. Le succès d’Eugène Sue (1804-1857) est énorme dans cette société faiblement alphabétisée et esclavagiste de l’Empire.
Passeurs culturels
En ce siècle très francophile, les élites connaissent parfaitement le français. La ville compte librairie et typographies françaises. Des bibliothèques (Bibliothèque Nationale, Biblioteca Fluminense etc.) et des cabinets de lecture (celui de Mlle Edet, Real Gabinete Português de Leitura, etc.) facilitent l’accès aux livres. Les catalogues de ces institutions offrent en français ou en portugais la plupart des œuvres d’Eugène Sue. L’apparition du journal et du feuilleton facilitent aussi les lectures à haute voix du soir, à la veillée, réunissant toute la maisonnée.
Deux personnages ont un rôle important, Pierre Plancher, éditeur et libraire, bonapartiste exilé à Rio, le fondateur du Jornal do Commercio (1827), un quotidien qui s’investit dans la publication des romans-feuilletons, et Justiniano José da Rocha, traducteur et journaliste ayant passé sa jeunesse à Paris. Il signe les traductions des plus grands feuilletons de l’époque, dont Les Mystères de Paris.
Les Mystères de Paris
Dans ce roman social, l’auteur s’efface derrière ses personnages pour révéler la face cachée de la société, celle de la misère et du crime. Il montre les liens entre la pègre et les beaux quartiers. Dans ce réalisme romantique, le bien triomphe grâce aux bons sentiments.
Si dans le Journal des Débats, le feuilleton a duré presque un an et demi, dans le Jornal do Commercio, il dure moins de six mois. Ce dernier a usé de divers subterfuges éditoriaux, et le traducteur a parfois résumé quelques passages.
La réception du feuilleton
Son impact est tel qu’il est cité par Martins Pena dans sa comédie O Diletante (1844). Comme le veut la coutume, deux ou trois versions de Os Mistérios de Paris adaptées à la scène sont données à Rio (1850-1851), puis sont représentées les comédies A Família Morel et M. et Mme Pipelet dos Mistérios de Paris (1858) ; en novembre 1859 a lieu la première de l’opéra Pipelè ossia il portinaio di Parigi sur une musique de Serafino De Ferrari et un livret de Raphaël Berninzone, dans la traduction de Machado de Assis.
Tout le monde connaît les personnages, même sans avoir lu le texte. Ainsi, Cabrion, artiste peintre insupportable, aux prises avec le concierge Alfred Pipelet, entre comme substantif dans le dictionnaire brésilien (cabrião) en tant que « raseur ». Il donne aussi son nom, à São Paulo, à l’hebdomadaire satirique d’Angelo Agostini, Cabrião (1866-1867) [Dans ses pages, Cabrião et Pipelet, devenus amis, se moquent de la politique du moment]. Le chourineur (« o Churinada ») est le surnom donné par les journalistes à l’Empereur D. Pedro II. A l’Exposition Universelle de 1867, La Louve est la référence du correspondant du Jornal do Commercio pour désigner l’île de Billancourt où sera l’exposition agricole.
Un déferlement de mystères
« Mystères de … » est une formule-invitation au dialogue avec l’œuvre source ou par la magie du terme « mystère » un argument promotionnel. Elle se décline en : Os Mistérios do Brasil (1845), Os Mistérios da Bahia (1860), Os Mistérios da roça (1861), Os Mistérios de Recife (1875) et da Rua da Aurora (1891), O Mistério da Tijuca (1882) et Os Mistérios de Botucatu (1884).
Os Mistérios do Rio de Janeiro
La capitale, entre 1854 et 1924, inspire huit auteurs. Os Mistérios do Rio de Janeiro e os legítimos deserdados (1854) de Antônio José Nunes Garcia reste inachevé. Antonio Jeronymo Machado Braga écrit Os Mistérios do Rio de Janeiro ou os ladrões de casaca (Jornal do Commercio -1866 et 1874 pour la forme livre).
Cette même année paraissent Os Mistérios do Rio de Janeiro de Nyctostrátegus puis Os verdadeiros mistérios do Rio de Janeiro (1880) de Paulo Marques, enfin, en fascicules, Os Mistérios do Rio de Janeiro (1881) de José da Rocha Leão.
Tous ces romans se passent sous l’Empire, montrent la corruption et le crime dans cette société où règnent la loi du plus fort, l’angoisse devant l’insécurité et la peur du maître face à ses esclaves (l’abolition ne date que de 1888).
Sous la République proclamée en 1889, Rio connaît une importante modernisation et se doit de produire un film sur la ville (Paris a eu sa première adaptation cinématographique des Mystères… en 1909) ; c’est donc le 25 octobre 1917, à Rio, que sortent Os Mistérios do Rio de Janeiro. Des 6 épisodes prévus, un seul a été tourné. Coelho Netto était chargé du scénario.
En 1918, Amador Santelmo fait de Rio la capitale du crime par ses nouvelles policières vendues en fascicules : Os Mistérios do Rio de Janeiro (Memórias póstumas de um detetive carioca).
Enfin, commande du Jornal do Brasil, en 1924, Benjamim Costallat publie une série de chroniques-reportages moralistes et sensationnalistes, Mistérios do Rio.
Le Juif errant reçu de Lisbonne en portugais, publié dans le Diário do Rio de Janeiro (1844-1845) alors qu’il n’est pas terminé en France, reçoit aussi un accueil enthousiaste. On peut en voir un reflet dans As Tardes de um pintor (1847) de Teixeira e Sousa, et le père Gusmão de Molina des Minas de Prata (1865-1866) de José de Alencar n’est pas sans rappeler le jésuite Rodin.
Eugène Sue a donné au feuilleton ses lettres de noblesse et une conscience sociale à ses lecteurs. Ses œuvres ont laissé des traces chez de nombreux écrivains, Mathilde et les Mystères du peuple en sont un autre exemple.
Publié en octobre 2023
Légende de l'illustration : Les Mystères de Paris, d'Eugène Sue, C. Gosselin, 1842-1843