Joseph Ernest Renan (1823-1892)

Horizon constant de ses études, l’Orient occupe une place de tout premier plan dans la production littéraire et scientifique d’Ernest Renan, s’agisse-t-il de ses volumineux ouvrages d’histoire des religions, ou bien de ses travaux érudits de linguistique, épigraphie ou archéologie.

Entré au grand séminaire de Saint-Sulpice en 1843, le jeune Breton se découvre une passion précoce pour les langues orientales, grâce aussi à l’érudition et à la relative ouverture de son professeur de langue hébraïque, Arthur-Marie Le Hir. Ses progrès sont si rapides que l’année suivante (il a 21 ans) Le Hir lui confie le cours de grammaire hébraïque pour débutants. En même temps, il est autorisé à suivre des cours extérieurs, au Collège de France et à la Sorbonne. Il assiste ainsi aux leçons d’Eugène Burnouf (sanscrit), Étienne Quatremère (hébreu, chaldaïque, syriaque, persan), Joseph Toussaint Reinaud et Armand-Pierre Caussin de Perceval (arabe). En 1845, Renan quitte le séminaire et s’achemine vers une carrière académique d’orientaliste qui sera rapide et brillante : prix Volney de l’Institut pour son Essai historique et théorique sur les langues sémitiques en général, et sur la langue hébraïque en particulier – qui lui ouvre les portes de la Société Asiatique en 1847 –, élection en 1856 à l’Académie des Inscriptions et belles-lettres (où, sous son impulsion, voit le jour en 1867 le Corpus inscriptionum semiticarum, un recueil d’inscriptions sémitiques sur le modèle des corpus allemands des inscriptions grecques et latines), nomination à la chaire de Langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France en 1862.

En 1860, il entreprend son premier voyage en Orient. Chargé d’une mission archéologique en Phénicie, il traverse le Liban, la Syrie et la Palestine. Pendant cette dernière étape, Renan trace dans des cahiers de voyage les grandes lignes de sa Vie de Jésus (1863), premier volume de l’Histoire des origines du christianisme. A travers ces notes de terrain, il ne vise pas seulement le repérage d’un décor exotique pour son histoire, mais un projet bien plus ambitieux : instiller la vie dans ses récits de la genèse de la religion chrétienne. Un deuxième voyage en Orient (1864-1865), portera Renan et sa femme, Cornélie Scheffer, en Égypte, où ils visitent Saqqarah et les Pyramides en compagnie d’Auguste Mariette, puis ils redescendent le Nil d’Assouan au Caire (une relation de ce voyage, « Les Antiquités égyptiennes et les Fouilles de M. Mariette », paraîtra à la Revue des Deux Mondes). Le voyage se poursuit au Liban et en Syrie, ensuite en Asie Mineure et en Grèce. Si la première visite en Terre sainte, qui a donné naissance à la Vie de Jésus, fut en quelque sorte un supplément à sa mission, cette fois-ci le voyage de Renan est programmatique : l’écrivain emboîte le pas à saint Paul et aux apôtres qui fondèrent les premières églises chrétiennes, en visitant les pays qu’ils traversèrent et où ils vécurent, afin de donner à son histoire « toute sa couleur et sa vie ».

 « Je vais voir Antioche, Tarse, Patmos, Ephèse, Colosses, Thessalonique, Athènes, Corinthe » – écrit-il à Henry Harrisse le 2 novembre 1864 – « Le point en effet sur lequel je fais porter l’effort de mes recherches est l’étude du milieu, de l’air ambiant en quelque sorte, au sein duquel le christianisme s’est développé. Il faut que j’ai une Ephèse, une Corinthe, une Thessalonique qui aient leur caractère propre et ne se ressemblent pas. Il faut que mes Églises, sur lesquelles je cherche à porter l’intérêt et la vie du récit, aient chacune leur existence distincte ». Renan mettra à profit les notes de son deuxième voyage au Moyen-Orient en les développant dans les volumes 2 et 3 de son Histoire des origines du christianisme, Les Apôtres (1866) et Saint Paul (1869). Mais les images et les souvenirs des lieux visités refont surface aussi bien dans les volumes successifs : L’'Antéchrist (1873), Les Évangiles et la seconde génération chrétienne (1877), l’Église chrétienne (1879), Marc-Aurèle et la fin du monde antique (1882).

Jusqu’à ses dernières années, le regard de Renan restera dirigé vers l’Orient. Entre 1885 et 1892, année de sa mort, il travaille avec acharnement à « l’œuvre sérieuse » de sa vieillesse, « l’arche de pont […] entre le judaïsme et le christianisme » : l’Histoire du peuple d’Israël, dont trois volumes paraissent entre 1887 et 1891 et les deux derniers posthumes en 1893. A plusieurs reprises, Renan tentera de programmer un troisième voyage en Orient, pour essayer d’« insuffler la vie » aux protagonistes de son nouvel ouvrage, mais ses projets ne se concrétiseront jamais.

Territoire géographiquement réel, mais en même temps lieu idéal, enraciné dans le passé, l’Orient est pour Renan l’un des deux principes autour desquels se développe sa philosophie de l’histoire. Ainsi – non sans un certain déterminisme essentialiste, qui s’exprime souvent par des jugements axiologiques –, l’Orient et l’Occident se regardent mutuellement dans leurs différentes incarnations : langues sémites et langues aryennes, monothéisme et polythéisme, Jérusalem et Athènes, spiritualisme et matérialisme, religion et science. La civilisation humaine est le produit du « parallélogramme » de ces deux forces, l’héritage de la confrontation et de la lutte de ces deux sources.

Légende de l'image : Joseph Ernest Renan par A. Liebert. 1884

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