Flibustiers français dans la Caraïbe : enjeux politiques et économiques

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La flibuste française est antérieure à celle d’autres nationalités puisque l’on peut la faire débuter dès 1522, avec la prise de Santo Domingo alors que les Anglais ne paraissent sur le théâtre antillais que vers 1562 et 1579 pour les Néerlandais.

Son histoire se découpe en deux parties. Avant les débuts de la colonisation effective (disons 1623 pour l’île de Saint-Christophe partagée avec les Anglais), ses bases se trouvent dans les ports de la façade atlantique de la métropole. Il s’agit donc d’expéditions qui peuvent regrouper plusieurs dizaines de navires mais aussi de navigations isolées qui obligent à traverser l’océan pour mener des prédations à l’encontre des possessions espagnoles : navires, plantations ou villes tant qu’elles sont en bois. Ces navigations à long rayon d’action sont liées aux guerres d’Italie puis aux guerres de Religion. Sans doute alors l’opposition entre Espagnols et Portugais catholiques et flibustiers huguenots génère-t-elle une violence accrue au-delà de la ligne des amitiés qui demeurera longtemps après qu’on eut en Europe appris à échanger les prisonniers et ne pas achever les blessés. Mais cette flibuste est somme toute peu différente de celle qui demeure aux atterrages des Açores ou qui prend les Canaries comme cible, il s’agit souvent d’une seule et même campagne puisque la chose s’effectue au départ ou au retour d’expédition, comme le feront bientôt les sea dogs puis les gueux des mers. Elle est au vrai toute aussi proche de la course à court rayon d’action qui sévit dans le golfe de Gascogne ou en mer de Manche, en ce que la législation est loin d’être aboutie comme elle le sera un siècle plus tard et que les crises politiques offrent aux marins une pleine impunité quant à leur violence et leurs larcins. Les enjeux politiques et économiques s’identifient donc de la même manière. La flibuste et la course, bien plus qu’on ne l’a pensé avant les travaux de Marcel Delafosse ou Mickaël Augeron ont un rôle décisif dans le cours des guerres dites de Religion. Il s’agit d’interruptions fâcheuses au sein d’un commerce devenu vital avec l’Amérique pour l’Espagne, que les navires soient capturés ou simplement obligés de s’échouer ou encore dans l’impossibilité d’appareiller. 

Les prises terrestres ou maritimes apportent de quoi nourrir la Cause protestante et autorisent la poursuite des combats sur le plan pécuniaire. Semblable chose sera visible en Angleterre, mais ces corsaires aux apparences pirates si prononcées, amarinés qu’ils sont, s’aguerrissent et la France a besoin d’hommes qui sachent autant naviguer que se battre. Mais pour ne se concentrer que sur les Antilles, ces descentes qui nécessitent une organisation particulière forment quelques poignées de gens de mer à des navigations lointaines autres que Terre-Neuve. Elles forment des découvreurs qui décrivent les éléments rencontrés, de quoi, avec les papiers saisis sur l’ennemi, avoir une idée plus claire de la cartographie locale (voir par exemple l’importance qu’Elisabeth Ière attache aux papiers de René de Laudonnière de retour de Floride). Les connaissances retirées apportent une meilleure idée des objets de commerce, la marchandise tropicale américaine est ample, qu’elle soit indigène ou non, allant du cacao au tabac en passant par la cochenille, les bois de teinture, l’indigo, le coton et le sucre. Enfin, c’est l’étude du dispositif espagnol, resserré sur les Grandes Antilles quitte à y ménager des déserts pour mieux se fortifier derrière des murailles en pierre, qui offre aux négociants et aux autorités la vision de l’étape suivante, après les échecs instructifs des tentatives du XVIe siècle, celle de la colonisation effective. D’ailleurs, si les archives étaient plus bavardes, on s’apercevrait que cette colonisation s’est faite avec les éléments de cette première flibuste. Ces expéditions revêtent tous les formats. Il peut s’agir de navigations isolées, cela se retrouvera avec les Sea Dogs. Elles peuvent aussi prendre la forme d’escadres parfois puissantes pour l’époque : plusieurs dizaines de navires soit un armement massif qui doit, pour être rentabilisé, obéir à un plan d’ensemble tenant compte de la saison, des vents et courants, du niveau de renseignement acquis. Bien entendu, les aléas liés à la mer et ses fortunes font qu’il faut s’adapter.

Les prémisses de la colonisation antillaise offrent à la seconde flibuste la place qu’elle conserve dans l’imaginaire, avec un lien direct avec l’âge d’or de la piraterie, à tel point que plus personne ne fait de réelle différence : Henry Morgan et Edward Teach, Grammont et François Levasseur semblent appartenir au même monde. Tel n’est pourtant pas le cas quand bien même la piraterie résulte de cette flibuste, en large partie. Il n’est pas sûr que dans les premiers temps de la colonisation, les prédations dues aux flibustiers aient pu effrayer les Espagnols. Le « nettoyage » de Saint-Christophe en 1629 oblige ceux qui commençaient à s’y établir à se disperser, à s’établir à nouveau, sur les îles voisines. Le troc avec les Indiens Caraïbes (Kalinas ou Kalinagos), les premières pièces à tabac, les premières chasses de la part des boucaniers environnent cette petite flibuste telle qu’a pu la caractériser Gabriel Debien. Il faut attendre l’arrivée de gouverneurs bien décidés à se payer « par les mains » pour se dédommager des frais, salaires et avances que le Roi ou la Compagnie n’ont cure de rembourser, pour voir la flibuste s’accroître en nombre et en force. 

Tous les gouverneurs ont eu à leurs côtés des flibustiers qui, sans être leurs créatures, s’abouchaient avec eux dans les armements et dans des façons de liquider le butin à la légalité plus que douteuse. La flibuste est donc pour les gouverneurs locaux une source de revenus non négligeable, parfois de survie. L’autorité royale se met lentement en place, avec peu de moyens, pratiquement pas de troupes voire pas du tout à Saint-Domingue (il faut attendre la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg pour que huit compagnies soient enfin stationnées sur place, soit théoriquement 400 hommes). La résilience prime et tout homme qui « porte l’arme » a dans ce pays plus de valeur que cent des siens en métropole. Il y a ce que l’on justifie pour Paris puis Versailles et la réalité, avec cet impératif de conserver la colonie au Roi. La flibuste devient par conséquent une petite armée capable de combattre partout. Elle est « acclimatée », loin de pauvres bougres que l’on amène en faisant croire qu’il s’agit de soldats et qui meurent rapidement. Cette armée s’accroît avec les déserteurs, les boucaniers, les engagés en fin de service qui retrouvent la liberté après trois années d’esclavage. Elle s’étoffe avec l’apport de colons qui, à travers les cycles des cultures (tabac puis indigo), partent « en course » une partie de l’année, laissant le soin de garder « la pièce à pétun » à l’associé ou à l’épouse. De quoi expliquer que dans les règlements de comptes et descentes sur l’île ennemie voisine de tout début de conflit, se trouve toujours un corps de colons, gens formés à la guerre amphibie qui travaillent avec les flibustiers en emportant d’ailleurs partie de leurs esclaves pour faire la guerre. Enfin, cette flibuste s’internationalise : Indiens d’Amérique, Noirs d’Afrique et créoles de toutes les couleurs s’ajoutent aux Européens. Livrées à elles-mêmes, les colonies françaises doivent passer au travers de « l’Exclusif » pour trouver des marchandises à des prix abordables. Les flibustiers jouent parfois ce rôle d’intermédiaires et les échanges amènent ces gens de tous horizons à se fréquenter sans que la langue ne soit un obstacle. L’union fait la force et, au moment du traité de Madrid en 1670, les grandes expéditions flibustières réunissent quelque 3.000 hommes qui finissent par bien comprendre à quel point une commission (ou lettre de marque) peut parfois éviter la pendaison. Aussi les nouvelles vont vite pour apprécier au mieux qui est l’ennemi en temps réel de l’Espagne afin d’y quérir le sésame incontournable en échange de promesses et de cadeaux. 

Les navires, dans les années 1660, sont plus forts, mieux armés en canons et en hommes. Sans enfermer les Espagnols dans une victimisation sans fin, la flibuste fait régner la terreur ce qui a eu l’avantage d’obliger Madrid à une attitude prudente et pragmatique. Ce d’autant que jusqu’à la guerre de la Ligue d’Augsbourg, et malgré de nombreuses rancunes de part et d’autre, on voit tenir contre l’Espagne un bloc franco-anglais comme cela avait pu être le cas à la fin du XVIe siècle. C’est visible à Saint-Christophe ou St Kitts, à la Tortue et également lors de la conquête de la Jamaïque en 1655. Après avoir été anglaise, la grande flibuste a fini française lors de la décennie 1680 simplement parce que les Provinces-Unies lors des traités de Westphalie et l’Angleterre en 1670 avaient négocié des accords commerciaux et avaient obtenu la reconnaissance par Madrid de la pleine possession de colonies qu’elle ne détenait plus d’ailleurs physiquement. Qu’il s’agisse de Curaçao (ou Curassol) ou de la Jamaïque, pour la protection de l’économie de plantation ou la livraison d’esclaves aux Espagnols, on ne veut plus voir s’afficher une flibuste sans cesse en marge des lois du commerce. La France est pénalisée par le fait que l’Espagne est l’antagoniste première de la politique royale jusqu’en 1700. Elle n’a pas d’autre choix que d’accueillir ces aventuriers susceptibles de contribuer à sa défense. Finalement la flibuste joue aux Antilles le même jeu que le Roi-Soleil avec sa politique des réunions, un rôle agressif. Mais la paix ne dure jamais longtemps au XVIIe siècle. En 1688, la flibuste entre en guerre elle aussi et, après la terrible défaite de Limonade en 1691, le nouveau gouverneur Jean Du Casse la reprend en main en en faisant un outil militaire par excellence. Ce Gascon connait parfaitement les frères de la Côte, une allusion à cette solidarité liant ces « aventuriers ». Grâce aux prédations flibustières le long des côtes anglaises cette fois, les colons trouvent des esclaves, réunissant une des conditions indispensables pour faire « rouler » (mettre en état de marche) des sucreries. À la Jamaïque en 1694, ils ramènent même des sucreries, démontées au préalable. La prise de Carthagène en 1697 ne peut se faire sans eux. Agents de renseignement pour repérer les mouvements suspects ou dénicher les bonnes occasions dans le cadre du commerce interlope, diplomates auprès des Indiens des Sambres, explorateurs pour redécouvrir l’embouchure du Mississippi, cartographes pour les mers du Sud et le cap Horn, négociateurs pour les cartels d’échange de prisonniers, les services rendus ne manquent pas à condition de se sédentariser le moment venu, ce à quoi beaucoup ne sauront se résoudre, « tournant forbans ». Ces navigations, quelques journaux de bord en témoignent, sont de plus en plus lointaines. Elles ouvrent sur de nouveaux marchés jugés plus rentables, l’océan Indien avec la mer Rouge et la mer d’Oman particulièrement. Pourquoi ne pas écumer les mers comme entrepreneur ? La piraterie qui se met en place dans la décennie 1690 serait une émancipation de la flibuste ?

Les flibustiers ont donc été les outils indispensables à la colonisation, à son établissement comme à sa survie, tant sur le plan économique que politique jusqu’à ce que leur rôle s’efface devant le primat de l’économie tel que le définissent les Lumières. Une économie qui les rejette mais qu’ils connaissent suffisamment pour naviguer à leur compte propre en tâchant de mêler liberté et richesse.

 

Publié en décembre 2024