L’exclusif est à la fois source de conflits multiples et régulièrement transgressé. Son histoire, des débuts de la colonisation au XVIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, montre une évolution constante de ses objectifs, de sa mise en œuvre et des débats politiques qu’il suscite. Le terme « exclusif » est employé par les historiens, alors que les contemporains utilisent plutôt l’expression « régime prohibitif » et qualifient la contrebande de « commerce interlope ». Des institutions telles que le secrétariat d'État à la Marine et les amirautés des ports coloniaux garantissent son application.
Le monopole des Compagnies coloniales françaises
La notion de monopole est initialement liée aux premières Compagnies coloniales, inspirées des Néerlandais, et conçues pour étendre l’influence française outre-Atlantique. Ces Compagnies, bien que largement financées par des capitaux privés, servent les objectifs de la monarchie, comme le montre l’implication de Richelieu dans la Compagnie des îles d’Amérique. Elles contrôlent le commerce tout en faisant face à des défis d’approvisionnement et d’écoulement des marchandises. Les Compagnies, malgré leur monopole, se montrent souvent inefficaces et sont régulièrement dissoutes avant d’être refondées sous un autre nom. Elles utilisent d’ailleurs leur monopole pour accorder des « permissions » que des négociants peuvent acheter pour accéder aux marchés coloniaux.
Sous Colbert, dans les années 1660, le régime prohibitif se formalise. Inspiré par Richelieu et le modèle anglais de l’Act of Navigation, Colbert relance la Compagnie des Indes Occidentales pour expulser les Néerlandais et introduit un tarif douanier. Ce modèle mercantiliste vise à maximiser les exportations tout en minimisant les importations, mais il s’agit in fine de renforcer la puissance de la Marine française. Si le gouvernement tente d’imposer l’exclusif et de réprimer les contrevenants, il se heurte à la résistance des colons. Des révoltes ont en effet éclaté dès 1664, et une politique d’amnistie est mise en place pour apaiser les tensions. La contrebande continue de prospérer, notamment entre le Sud de Saint-Domingue et la Jamaïque.
L’exclusif national
Au début du XVIIIe siècle, l'essor du commerce colonial et la révolution sucrière augmentent les pressions sur le système. Les Chambres de commerce de métropole s’opposent à l’ouverture du commerce étranger et à la concurrence des produits coloniaux. La loi de 1713 interdit l'importation de rhum en métropole pour protéger le marché de l’eau-de-vie de vin. La monarchie, influencée par les Pontchartrain, secrétaires d’Etat à la Marine, cherche à protéger ses marchés tout en encourageant la contrebande avec l’Amérique espagnole et en essayant d’obtenir le monopole sur la traite des esclaves, l’asiento. L’échec de cette politique, confirmé par le traité d'Utrecht en 1713, puis par la désastreuse Compagnie d’Occident de John Law en 1720, accélère l’abandon des Compagnies au profit d’un exclusif national.
En effet, les lettres patentes de 1717 et 1727 accordent l'exclusivité du commerce à certains ports français, mais cette réforme s’avère chimérique face aux réalités coloniales. En Martinique et à Saint-Domingue, le désintérêt des planteurs pour des productions vivrières à faible valeur ajoutée malgré des besoins alimentaires croissants entraînent une dépendance accrue vis-à-vis de l’étranger. Les échanges intercoloniaux et les trafics continuent en dépit des prohibitions, les pratiques illégales étant tolérées en cas de crise (ouragans, tremblements de terre, sècheresses, guerres, révoltes). Les autorités, parfois elles-mêmes impliquées dans l’interlope, utilisent les zones grises de l’économie parallèle pour répondre aux besoins locaux, par exemple via Sainte-Lucie et la Dominique. Les îles néerlandaises de Saint-Eustache et de Curaçao, l’île danoise de Saint-Thomas sont en effet les plateformes d’une contrebande internationale. En réponse, les négociants de métropole poussent à une répression stricte bien que certains participent eux-mêmes au commerce illégal.
Les réformes de l’exclusif
Au XVIIIe siècle, le débat sur l’exclusif s’intensifie avec l’expansion de la production de sucre, le développement de la traite des esclaves et l'émergence de nouveaux produits comme le café, le cacao et le coton. La balance commerciale de la France devient excédentaire grâce à la réexportation des denrées coloniales depuis les ports de métropole vers l’Europe du Nord. Or, le régime de l’exclusif suscite des points de vue divergents : Montesquieu, que les Chambres de commerce citent abondamment, défend le monopole comme « une loi fondamentale », tandis que De Gournay et Véron de Forbonnais prônent une liberté de commerce régulée qui maintient le principe de l’exclusif. Les physiocrates et les libre-échangistes, tels que le marquis de Mirabeau et Turgot, rejettent le monopole colonial et prédisent l’indépendance des colonies si la monarchie s’y accroche.
Après la longue suspension du régime prohibitif pendant la guerre de Sept ans, sous l’impulsion de Choiseul, la politique de la monarchie se transforme : l’accent est désormais mis sur le commerce plutôt que sur l’expansion territoriale. En 1763, la perte de la Louisiane et du Canada force le gouvernement à abandonner le mythe de l’autarcie impériale. En 1767, l'exclusif est modifié avec la création de deux ports d’entrepôt et une politique commerciale plus souple, bien que cette réforme reste insuffisante et ne parvienne pas à éliminer la fraude et la contrebande. En arrière-plan se joue une crise de la dette, car les négociants avancent leurs fonds aux planteurs à condition qu'ils régularisent leurs arriérés en livrant leurs récoltes, mais ces derniers tâchent d’échapper à leurs obligations en commerçant avec les négociants de Nouvelle Angleterre dont les distilleries dépendent de la mélasse antillaise.
La création des États-Unis ravive le débat sur l’exclusif, et la réforme de 1784 élargit le nombre de ports d’entrepôt et la gamme des produits autorisés. Cependant, l'exportation des denrées coloniales et des farines reste prohibée. Cette réforme représente une affirmation de la souveraineté commerciale de l’État monarchique plutôt qu’une libéralisation. Malgré cette mesure, les tensions persistent entre planteurs et négociants, et la contrebande continue de prospérer.
L’exclusif en révolution
Pendant la Révolution française, la question de l’exclusif, mêlée aux tensions raciales, devient particulièrement sensible. L'expulsion de l'intendant Barbé-Marbois à Saint-Domingue et la guerre civile en Martinique en sont la conséquence. Cependant, l’Assemblée constituante maintient l’exclusif pour tenter de préserver un Etat en faillite. Certains colons, désirant ouvrir le commerce étranger et maintenir la suprématie blanche, font appel aux Britanniques. Ce n’est qu'en 1793, avec le début de la guerre, que l’exclusif est abrogé, mais l'intégration des colonies à la République est marquée par une défiance persistante vis-à-vis de l’autonomie commerciale des colonies sous le Directoire. À Saint-Domingue, faisant fi de la métropole, Toussaint Louverture négocie directement avec les États-Unis pour mettre fin à l’exclusif, affirmant une souveraineté commerciale antérieure à l’indépendance politique.
En réaction, dans sa tentative de récupérer la Louisiane et de restaurer le système colonial de l'Ancien Régime, Napoléon Bonaparte cherche à rétablir un régime prohibitif intégral, mais l’indépendance d’Haïti en 1804 tient ce projet en échec. Toutefois, l’exclusif est réaffirmé avec fermeté et reste en vigueur, avec de nombreux ajustements, jusqu'en 1861. Face à la concurrence du sucre de betterave et de la concurrence de la canne à sucre de Porto Rico et surtout de Cuba, les planteurs des Antilles s’agrippent désormais à l’exclusif, tentant de le transformer en « pacte colonial » à leur profit. Les liens de dépendance associés à ce principe se modifient, mais continuent à inspirer d’autres expériences coloniales, comme en Indochine. Cette logique d’exclusivité, bien que profondément altérée, trouve encore des échos dans les structures économiques contemporaines.
Bibliographie
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Publié en décembre 2024