Arthur-Ali Rhoné incarne à merveille la figure de l’amateur aux larges curiosités, se dévouant corps et âme à toutes sortes de causes patrimoniales, faute d’avoir pu trouver sa place dans l’institution académique. Il œuvra en particulier de manière décisive à la protection des monuments du Caire.
Rentier de son état, l’homme avait toute latitude pour se livrer à ses passions. Son double prénom, chrétien et musulman, fait référence aux amitiés saint-simoniennes de son milieu familial. C’est par un compagnon de route du Saint-simonisme, Édouard Charton, fondateur du Magasin Pittoresque et du Tour du Monde, qu’il entre en 1864 en contact avec Théodule Devéria, conservateur des antiquités égyptiennes du Louvre, pour un voyage en Égypte avec quelques camarades, dont le jeune Henry Pereire, mécène de l’expédition. Le groupe parcourt le pays de décembre 1864 à mars 1865. Le récit qu’il en livre en 1877 est vivant, érudit et savamment illustré, bien que les calotypes de Devéria n’y figurent pas, contrairement au projet initial. Couronné en 1878 par l’Académie française, l’ouvrage cherche « à éterniser l’aspect du Caire avant sa destruction par le moderne vandalisme », écrit Rhoné en 1886.
Au cours de deux séjours ultérieurs, l’un en 1879 à titre privé, et l’autre en 1881-1882 avec le blanc-seing du ministère de l’Instruction publique pour travailler à une topographie monumentale du Caire au sein de la naissante mission archéologique française, Rhoné a en effet découvert combien la mutation de la ville a été, en quelques années, rapide et radicale. Il est atterré par la reconstruction des mosquées en « style gothique italien ». Il est chagriné plus encore par les restaurations dénaturantes que subissent les grands sanctuaires musulmans. Le ravage des ans ou « l’haussmannisation » ne sont pas seuls en cause ; les interventions faites dans les monuments les défigurent. Rhoné bat le rappel des meilleurs connaisseurs du Caire historique pour tenter de sensibiliser l’opinion internationale à leur restauration experte sous l’égide d’un Comité des monuments historiques, « fonctionnant comme celui de Paris, c’est-à-dire pourvu d’une autorité suffisante ». Gabriel Charmes publie dans le même sens un long plaidoyer dans le Journal des débats. En Angleterre, l’égyptologue Amelia Edwards parvient à mobiliser la Society for the Protection of Ancient Buildings fondée par William Morris du mouvement Arts and Crafts, laquelle milite pour des travaux minimaux dans les édifices historiques. Le 18 décembre 1881, un décret khédivial institue un Comité de conservation des monuments de l’art arabe chargé d’inventorier les monuments « arabes » – par opposition à « égyptiens », c’est-à-dire antiques – « présentant un intérêt artistique ou historique », de veiller à leur entretien et de surveiller leur restauration. Des centaines de monuments, sur un total de 600 classés, sont restaurés au cours des décennies suivantes.
De retour en France en juin 1882, Rhoné continue à se vouer à l’étude du Caire historique. Il constitue d’épais portefeuilles de dessins, gravures, photographies, assorties de légendes développées et met à contribution la mémoire de ses proches. L’architecte Ambroise Baudry catalogue pour lui 200 vues de Facchinelli, aujourd’hui conservées dans les archives Alinari à Florence, afin de l’aider à rédiger son grand œuvre, L’Ėgypte à petites journées : Le Caire d’autrefois, une édition entièrement revue et augmentée de son premier écrit éponyme, qui paraît à titre posthume en 1910, avec 250 illustrations minutieusement légendées. Commencée comme relation de voyage et poursuivie comme travail de remémoration, cette description à la fois savante et sensible de la capitale égyptienne est caractéristique d’une protohistoire de l’art et de l’architecture fondée sur l’objet matériel et le document visuel, tel que l’engagement des « antiquaires » en a esquissé le canon à partir du milieu du XIXe siècle.
Correspondant de la Société des Antiquaires de France à partir de 1876, Arthur Rhoné œuvra aussi pour l’étude et la défense du Vieux-Paris comme trésorier dévoué de la Société des amis des monuments parisiens, qu’il rejoignit dès sa création en 1887, tout en demeurant attentif au vandalisme provincial.
Légende de l'image : Ecole et fontaine publiques du tombeau d'El-Ghoury, par P. Chardin. In: L’Ėgypte à petites journées : Le Caire d’autrefois d'A-A. Rhoné. 1910