Le Gwoka

À la fois danse et musique de tambours et de voix, le gwoka est une pratique traditionnelle guadeloupéenne qui s’est construite sur la base d’expressions musicales et de danses introduites par les Africains déportés pendant la période coloniale et esclavagiste.

Les sources historiques (chroniques et carnets de voyage rédigés par les Européens des siècles passés) indiquent qu’en Guadeloupe, les Africains ont toujours fait de la musique et ont toujours dansé au son du tambour, même aux pires moments de l’esclavage. Le tambour rythmait la danse des Africains lors des moments de divertissement autorisés par les planteurs, en dépit des interdictions du Code Noir. L’ensemble des danses et des genres musicaux qui constitue le gwoka d’aujourd’hui dérive de ces pratiques. Elles ont fusionné au fil du temps et des fragments de culture européenne sont venus s’y greffer. Toutefois, c’est après l'abolition de l’esclavage de 1848 que le gwoka a véritablement émergé et qu’il devenu l’expression culturelle à laquelle de très nombreux Guadeloupéens s’identifient. Porteur des notions de convivialité et de partage propres à la culture guadeloupéenne, le gwoka confère à ceux qui le pratiquent un sentiment de continuité et d'enracinement.

Le gwoka se décline en sept rythmes : toumblak, graj, woulé, léwoz, kaladja, padjanbel et menndé. Sous sa forme traditionnelle, il combine du chant, de la danse et des percussions : généralement deux ou trois tambours ka et une kalbas. La kalbas est un hochet fait d'une calebasse évidée et remplie de grains durs ou de limaille. Deux tambours ka jouent ensemble le boula, un ostinato rythmique qui est différent pour chacun des sept rythmes. Le troisième tambour est le makè. Il a une tessiture plus aiguë que les boulas et son rôle est de traduire en séquences rythmiques complexes les pas et gestes du danseur. La communication étroite qui s’établit entre le makè et le danseur ou la danseuse est en effet un caractère distinctif du gwoka. Le chuintement saccadé de la kalbas secouée à deux mains complète la polyrythmie. Le chant gwoka, en style responsorial, est mené par un soliste auquel la foule qui assiste à la performance répond tout en battant des mains.

C’est dans le léwoz que le gwoka déploie toute sa force expressive. Ce terme qui désigne aussi un des rythmes constitutifs de la suite gwoka, s’applique à l’événement au cours duquel les musiciens et danseurs de gwoka expérimentés déploient leur art. Rassemblement nocturne dédié au gwoka, le léwoz est un événement convivial et festif. Jusqu’aux années 1980, on l’organisait les soirs de quinzaine sauf pendant la période du carême. La quinzaine était autrefois le jour de paie des ouvriers agricoles et avait lieu tous les quinze jours, le samedi. Jusqu’au milieu du XXe siècle les léwoz duraient toute la nuit ou presque. Au début du XXIe siècle, ils se terminent rarement après deux heures du matin et sont usuellement organisés le vendredi soir.

L’autre type de rassemblement festif pendant lequel on fait du gwoka est le koutanbou. Il peut se tenir, selon l’occasion, de jour ou de nuit et dans des lieux divers. Moins formel que le léwoz, le koutanbou permet à tous ceux qui le souhaitent de s’essayer à la danse, au chant ou aux percussions.

Dans les léwoz comme dans les koutanbous, les participants se disposent en un cercle appelé lawonn. L’espace dégagé qui se trouve en son centre est celui de la danse. Les musiciens (chanteurs et percussionnistes) occupent une portion de lawonn et les spectateurs qui se pressent à leurs côtés la complètent. Chacun participe à sa façon. La foule chante la réponse, bat des mains pour applaudir la virtuosité d’un makè (joueur du tambour principal) ou la prestance d’un danseur. Ces derniers font comme les musiciens et se détachent un à la fois de lawonn pour venir s’exprimer devant les tambours. Ils repartent se fondre à nouveau dans la foule quand ils ont terminé leur performance. 

Jusqu’aux années 1970, le gwoka se dansait surtout dans le milieu des ouvriers agricoles aux faibles revenus. Pour les Guadeloupéens des classes moyennes et pour les habitants des villes, les “gens du gwoka” étaient alors vus comme des marginaux dont il fallait se méfier et se démarquer. Paradoxalement pourtant, dans les années 1950-70, une poignée de jeunes gens issus des classes moyennes avait été incitée à rejoindre un groupe folklorique afin de présenter une image plus lisse, plus acceptable du gwoka sur les bateaux de croisière en escale en Guadeloupe. Ce groupe avait développé un discours autour du gwoka qui était très éloigné des réalités locales, oscillant entre la présentation d'une Guadeloupe "de sucre et de vanille" et celle, plus sulfureuse, de danseurs et de musiciens à la sexualité exacerbée. 

Quand les responsables de la troupe décidèrent d’embaucher des porteurs de tradition  pour qu’ils apprennent les pas et postures de la danse gwoka aux jeunes citadins, ils choisirent des musiciens et des danseurs réputés, mais issus des milieux ouvrier et paysan. Ils ont contre toute attente contribué à faire connaître le gwoka dans un milieu qui, jusque-là, avait choisi de l’ignorer. Les jeunes citadins danseurs des ballets folkloriques développèrent un intérêt marqué pour le gwoka au moment même où le reste de la Caraïbe entrait en phase de décolonisation. 

C’est toutefois sous l’impulsion du camp patriotique (un ensemble de syndicats, d’associations culturelles et de partis politiques en lutte pour la décolonisation de la Guadeloupe) que le regard des Guadeloupéens sur le gwoka a été radicalement transformé. Pendant environ trente ans, des années 1960 jusqu’aux années 1980, les membres du camp patriotique ont multiplié les initiatives pour affirmer l’existence d’une identité guadeloupéenne différente de celle des Français de l’hexagone. Ils ont organisé des léwoz et des koutanbous pour soutenir les ouvriers agricoles et les petits paysans en grève lors de la fermeture des usines à sucre. Ils ont encouragé la recherche relative à l’histoire de la traite et de l’esclavage en Guadeloupe et ont été les premiers à relier la pratique du gwoka à la capacité de résistance des Guadeloupéens pendant la période coloniale. Ainsi, dans les années 1980, après les premiers essais d'historiographie sont apparues les écoles de gwoka, puis un festival dédié (le festival de Gwoka de Sainte-Anne) et des méthodes d'apprentissage du tambour ka. Les images négatives et stéréotypées qui étaient attachées au gwoka se sont alors progressivement effacées. La décennie suivante le gwoka s’est chargé des notions de résilience et d’enracinement. Depuis les années 2010 des chercheurs en sciences humaines et en sciences exactes lui consacrent des travaux approfondis. On s’en inspire pour des créations nouvelles en danse, en musique, en arts visuels tout comme en artisanat d’art. En quelques décennies le gwoka est passé du statut d’héritage encombrant à celui de patrimoine fièrement revendiqué. Il est, pour de très nombreux Guadeloupéens, un élément représentatif de leur identité et de leur histoire, un symbole de leur culture spécifique. 

 

Publié en décembre 2024