Un destin abolitionniste
Victor Schoelcher naît deux ans après le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte en 1802, en Alsace dans une famille, protestante très pratiquante. Jeune bourgeois riche, il ne fait que de courtes études avant de travailler dans l’usine familiale de porcelaine fine, située à Paris. C’est au cours d’un voyage de prospection commerciale qui le mène dans les années 1829-1830, au Mexique, dans le sud des Etats-Unis et à Cuba qu’il découvre la violence du système esclavagiste et les préjugés qu’il engendre envers les Noirs. Il en rend compte dans un premier article en 1830 dans la Revue de Paris intitulé « Les nègres ». Athée convaincu, engagé dans la franc-maçonnerie dès l’adolescence dans la loge Les Amis de la Vérité, il s’est attaché à montrer dans son œuvre la responsabilité de l’Eglise catholique (1873, 1879) tout en inscrivant le projet d’émancipation des esclaves dans un cadre moral strict reposant sur la famille et la propriété. Dès 1830, il s’affirme comme antimonarchiste, républicain, le seul mode de gouvernement, dit-il, qui soit « vrai, juste et bon ». Au nom de l’humanisme, il milite dès 1830 pour l’abolition de l’esclavage mais également pour la suppression de la peine de mort ou encore le droit des prisonniers politiques. En 1837, il rejoint la Société pour l’abolition de l’esclavage et publie en 1838, Abolition immédiate de l’esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des Africains et des sang-mêlés (1840).
L’abolition de l’esclavage est, malgré ses autres engagements, son premier combat politique et moral qu’il gagne à la faveur de la réinstauration de la République le 4 février 1848. C’est lui qui convainc le gouvernement provisoire de la Seconde République, encore hésitant, d’abolir définitivement et radicalement l’esclavage -à la différence de l’Angleterre dont le Slavery Abolition Act de 1833 prévoit une période d’apprentissage de six ans pour les anciens esclaves. C’est lui qui pousse à l’entérinement rapide de la décision en allant recueillir chaque signature nécessaire à l’officialisation du décret, au point qu’il écrit, cet objectif étant atteint : « je ne croyais pas qu’il serait si long et si difficile de tuer l’esclavage pour la république ». Un mois plus tard, le 27 avril 1848, sur les bases de la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité, l’esclavage est aboli dans l’ensemble des colonies françaises, en forme de « grand acte de réparation d’un crime de lèse-humanité » et d’une « grande dette de la France à l’humanité ». Dans un délai de deux mois, nulle terre française ne devait plus admettre d’esclaves. Cependant, l’attente de la promulgation du décret d’abolition de l’esclavage conduisit au soulèvement des esclaves de la Martinique et provoqua sa promulgation anticipée le 23 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe. 87.752 personnes de la Guadeloupe (68% de la population totale), 19.375 de la Guyane et 72.859 de la Martinique (60%) accédaient à la Liberté. Dans les autres colonies de l’Empire français si la loi a été promulguée, elle a été appliquée différemment.
L'abolition pour regénérer l'humanité
Plus qu’une radicalité contre l’esclavage, le souci de régénérer la race humaine, d’« effacer les crimes des Européens », de rétablir la justice et de permettre la construction d’un ensemble national débarrassé de la tâche morale que constitue ce système, guide Victor Schoelcher. Porte-parole des sans voix, son premier ouvrage intitulé De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale (Paris, 1833) a pour objet non pas de « prouver que les nègres sont aussi avancés que les blancs » mais qu’ils peuvent être placés dans l’échelle civilisationnelle de l’humanité. Selon Victor Schoelcher, l’esclavage pervertit les lois de la nature car il introduit le vice (le mensonge, le vol, le concubinage, la méchanceté…). Imprégné d’évolutionnisme comme nombre de ses contemporains, il donne la preuve de la capacité de progrès des peuples « Noirs » (il adopte le terme après avoir abandonné celui de « nègres » qu’il emploie dans ses premiers travaux en équivalence avec celui d’«esclaves ») auprès des anciens esclaves des Antilles, affranchis en 1848, qui, grâce à l’exercice de la liberté, ont prouvé leurs capacités à acquérir les règles morales, intellectuelles, politiques et citoyennes républicaines. La liberté portée par la République produisait ainsi de l’égalité. La démonstration de cette aptitude au progrès et à la civilisation devait entraîner, selon lui, la disparition du préjugé de couleur des « Blancs » envers les « Noirs ».
Les indemnités contre l'abolition
Dans un bras de fer avec l’Etat qui veut préserver son domaine colonial, le lobby colonial constitué des « propriétaires d’esclaves », réclame une indemnité pour ce qu’il considère comme une spoliation de leurs biens, obtient finalement gain de cause. Victor Schoelcher lui-même les approuvent en 1848 afin d’obtenir rapidement l’abolition de l’esclavage. Pourtant, il avait d’abord proposé une indemnité pour les esclaves -«Commettrions-nous le sacrilège de nous dire,…, que c’est assez pour le noir d’être émancipé, que pour les années de souffrance, de servitude il ne lui est rien dû ? ». Tout au long des discussions préparatoires, il dénonce le terme d’indemnité et soutient celui de dédommagement. C’est pourtant le terme d’indemnité qui est retenu par la Commission d’abolition de l’esclavage qui a pour tâche de quantifier le nombre d’esclaves et la productivité des plantations pour déterminer l’assiette de l’indemnité qui est versée aux propriétaires d’esclavisé.e.s à partir de 1849. La loi, votée à l’Assemblée Nationale les 19 janvier, 23 et 30 avril 1849, attribue 126 millions de francs aux propriétaires de Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion, Sénégal, Sainte Marie et Nosy Be. 6 millions payables en numéraire la première année sur lesquels sont prélevés 1/8 de la somme consacrée à chaque colonie, pour créer des banques coloniales qui, selon Victor Schoelcher, doivent permettre aux nouveaux affranchis d’obtenir des prêts pour acheter des terres et constituer, ainsi, une paysannerie. A cette première tranche s’ajoute une rente annuelle de 6 millions pendant 20 ans, à 5%. Outre ces versements, il prévoit l’immigration de travailleurs libres destinés à remplacer les femmes que l’affranchissement général va sans doute éloigner des champs de cannes.
Colonisation de l'Afrique et « schoelchérisme »
L’abolition de l’esclavage était pour Victor Schoelcher un moteur de différentiation civilisationnel. Député de la Martinique en 1848, de nouveau en 1871 -après une période d’exil de dix-neuf ans, de 1852 à 1870 pendant laquelle il constitua une importante collection de documents originaux sur Haendel (BN. Mus., cote Rés. V.S.). - puis sénateur à partir de 1875, il continue son combat contre l’esclavage. Il exhorte au progrès de l’Afrique qui passe, selon lui, par la fin de l’esclavage et la colonisation du continent. S’adressant à Victor Hugo, il dit « votre voix…(portera) la lumière à des populations encore dans l’enfance, et leur (enseignera) la liberté, l’horreur de l’esclavage avec la conscience réveillée de la dignité humaine » (31è anniversaire de l’abolition de l’esclavage, Paris : Brière, 1874, p.9).
Dans les colonies atlantiques françaises, lorsqu’il retrouve un mandat électif sous la IIIe République, une nouvelle classe politique, locale, issue de l’histoire de l’esclavage, est en responsabilité. Elle adhère complètement à la République qui représente l’accès à l’égalité -encore à construire- mais aussi la mise en place de l’école laïque pour toutes et tous. En 1881, Marius Hurard, député de la Martinique, affirme pour marquer l’attachement des Antillais à la mère-patrie que « jamais même esclave, (la race noire) n’a marchandé son sang à la France ». Dans le même temps, une politique assimilationniste -où l’identité martiniquaise était présentée comme un doudouisme qui acceptait la condescendance qu’on lui manifestait, où la volonté d’être Français.e minorait les actes de mépris et de déconsidération de la métropole pour ces « nouveaux Français », où les revendications pour sortir des relations post-esclavagistes et dénoncer la violence des relations sociales étaient réprimées dans le sang- se développait. Dans son sillon, le mythe de « Papa Schoelcher » célébré, par exemple, par la chanson « la montagne est verte. Schoelcher chéri ? » lui attribuait la paternité totale de l’abolition de l’esclavage : « Grâce à, grâce à Schœlcher/Qui nous a porté l’abolition de l’esclavage ». La critique du schoelchérisme c’est-à-dire de la déification de ce personnage s’est, depuis, de plus en plus développée. Son action a disparu derrière l’usage politique qui a été fait de son image bien que, dès 1948, Aimé Césaire, tout en louant l’action de Victor Schœlcher, invoquait le fait que les esclaves avaient compris « que la liberté ne se donne pas mais qu’elle se prend » se référant au soulèvement du 22 mai 1848 et introduisant un récit de l’abolition de l’esclavage plus complexe.
Victor Schoelcher meurt en 1893 et ses cendres sont transférées au Panthéon un an après le centenaire de l’abolition de l’esclavage par la France, en 1949, car « Schoelcher a bien mérité de l'Humanité » (Gaston Monnerville, 1er juillet 1948).
Publié en décembre 2024