Le concept de « tradition » s’entend comme la transmission orale de génération en génération, des œuvres folkloriques et comme l’ensemble des pratiques culturelles.La tradition reprend son contenu et sa forme de la génération précédente en même temps qu’elle se transforme pour s’adapter à la situation contemporaine, même en intégrant de nouveaux éléments, ce qu’E. Hobsbawm appelle une invention de la tradition. C’est ainsi que la tradition se développe continuellement tout en conservant l’essentiel de son passé.
Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de nombreux chercheurs vietnamiens considèrent que la tradition est associée à tout ce qui précède la révolution d’Août 1945 (où Hồ Chí Minh proclame la naissance de la République démocratique du Vietnam). Ce qui s’est passé avant 1945 relève de la tradition et ce qui s’est passé après est considéré comme moderne. Cependant, avant 1945, surtout depuis l’arrivée des Français au Vietnam, de nombreux phénomènes traditionnels ont déjà connu des changements comme la coupe de cheveux, la nourriture, les vêtements des citadins. Et nombre de traits culturels traditionnels restent intacts après 1945 et sont fortement restaurés aujourd’hui comme les coutumes anciennes dans les fêtes régionales (mise à mort d’un bison, d’un cochon, etc). En 1938, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) a mené une enquête à grande échelle pour recueillir les légendes et les invocations des dieux adorés dans les villages vietnamiens, les conventions concernant les réformes administratives au niveau des villages, des hameaux du Vietnam ancien. Les documents trouvés constituent une ressource extrêmement précieuse sur la culture traditionnelle vietnamienne. En outre, les documents et descriptions ethnographiques des coutumes, croyances, festivals, artisanats et autres formes culturelles traditionnelles vietnamiennes de G. Dumoutier, Henry Oger, Pierre Gourou, Nguyễn Văn Huyên, Đào Duy Anh, Phan Kế Bính, Hoàng Trọng Phu, Nhất Thanh, Hoàng Đạo Thúy, etc. forment un fonds d’archives importants. Les valeurs culturelles traditionnelles d’une période historique du Vietnam sont certes préservées grâce à ces ressources documentaires.
Par ailleurs, le concept de tradition moderne implique un caractère politique. À travers ce concept, l’État vietnamien veut éveiller les valeurs traditionnelles pour affirmer l’identité nationale face à la mondialisation qui envahit le monde entier depuis les années 1990 jusqu’à nos jours. Cependant, nous savons tous que « la tradition ne concerne pas seulement le patriotisme, l’héroïsme, le travail indomptable, et n’inclut pas que de bonnes choses. Mais elle comporte aussi des éléments nocifs. Attachée au système, aux habitudes, au mode de vie, à la façon de penser, elle n’est pas facile à abandonner. Certes, il ne faut pas abandonner de nombreux éléments traditionnels, mais surtout, il faut trouver des moyens pour en profiter et les faire évoluer.De fait, les valeurs traditionnelles ainsi que la continuation de chaque pratique culturelle se déploient de façon dialectique et ont un héritage constant. La contribution des communautés humaines à chaque période historique ainsi que les influences des cultures auxquelles elles sont exposées contribuent au développement culturel d’une communauté ou d’un pays donnés.
Les questions concernant la tradition vietnamienne peuvent être examinées selon les aspects suivants : les coutumes, arts et métiers, les fêtes et jeux.
Les coutumes
Les chercheurs étudient les coutumes selon trois groupes principaux : les coutumes dans la famille, les coutumes du village ou de la communauté et les coutumes de la société. De plus, en fonction de l’objectif de la recherche on suggèreea des points de vue différents. Par exemple, Toan Ánh s’intéresse aux coutumes liées aux personnes, aux croyances, aux relations sociales et aux mœurs. Lê Trung Vũ et les autres auteurs de l’ouvrage Nghi lễ vòng đời người ne s’intéressent qu’aux rites fondés sur le cycle de la vie humaine. Selon eux, parmi les coutumes, celles liées au cycle de la vie humaine sont les plus importantes parce qu’elles sont présentes durant toute la vie d’une personne, de l’existence intra-utérine jusqu’à la mort. Tout cycle de vie - la naissance, le vieillissement, les maladies et la mort - doit connaître les trois étapes principales que sont la naissance, le mariage et les funérailles. Les coutumes se déroulent en se fondant sur ces trois étapes. Les funérailles ne visent pas seulement à assurer au mort un tombeau beau et calme, mais elles assurent aussi la paix des vivants. Après le jour des funérailles, on organise encore des cérémonies du troisième jour, quarante-neuvième jour, enfin du centième jours après le décès, puis le premier anniversaire de la mort, le deuxième anniversaire, le nouvel enterrement, la construction du tombeau, etc. dont les rites sont fort complexes. Selon les croyances vietnamiennes, les morts ne disparaissent pas, ils restent toujours à côté des vivants en les surveillant, soutenant ou punissant les vivants quand les morts ne sont pas bien traités. Par conséquent, le culte des ancêtres dans les familles et leurs lignées sont des coutumes strictement respectées.
Depuis l’arrivée des Français et de la culture occidentale au Vietnam, les coutumes liées au cycle de la vie humaine ainsi que d’autres coutumes vietnamiennes ont subi de nombreux changements. Au départ, elles n’étaient pas immédiatement acceptées par la population. Prenons l’exemple de la coutume consistant à teindre les dents en noir. Lorsque les jeunes ne suivirent pas les anciens pour se teindre les dents en noir, ils furent critiqués ou même grondés pour avoir laissé leurs dents blanches comme des dents de porc bouilli. Ou bien la coupe de cheveux au style occidental sans le chignon traditionnel, le port de chemises et de pantalons de la jeunesse urbaine sont dénoncés comme autant de signes d’occidentalisation et de perte de la tradition, d’identité, etc. Cependant, les influences du mode de vie occidental furent progressivement acceptées dans le nouveau contexte où les intellectuels les y ont introduites et les diffusent dans les journaux et dans la littérature du début du XXe siècle comme la revue Nam Phong, Tri Tan, le mouvement de la Nouvelle Poésie, le Groupe littéraire Autonome, etc. Les connaissances scientifiques, médicales et hygiéniques pour assurer la santé humaine, les nouvelles tendances à la liberté de mariage, au nouveau mode de vie visant à gagner du temps, de l’argent et à abandonner les rites redondants et coûteux ont tous fait changer les coutumes. Les pratiques actuelles autour de la naissance, du mariage et de l’enterrerement confirment l’aspect positif de ces changements. Certes, la civilisation occidentale n’a pas apporté seulement de bonnes choses, et elle a aussi des effets négatifs tels que l’égoïsme individualiste, la démonstration de moyens financiers des jeunes dans le mariage, dans les activités quotidiennes et dans leurs comportements à l’égard de la famille et de la société. En général, les coutumes elles-mêmes se modifient et s’adaptent comme tout ce qui caractérise la culture vietnamienne.
Les arts et les métiers
Ici, nous aimerions nous concentrer sur l’artisanat, car ce fut la principale partie des arts et métiers dans l’ancienne société vietnamienne. Dans une société agricole, lorsqu’il n’y a pas encore de production en série, l’artisanat traditionnel joue un rôle majeur. Les professions artisanales consistent à fabriquer des outils de production et des produits pour la consommation quotidienne de la population. Tous sont faits à la main et nécessitaient la force et l’ingéniosité humaines. Les outils de production comme le soc de labour, la herse, le joug, le moulin, le pilon, le couteau, la houe, la pelle, etc. sont fabriqués par des artisans dans des villages artisanaux partout dans le pays. Les artisans produisent également des objets de la vie quotidienne tels que tables et chaises, armoires à thé, lits, nattes, tissus, vêtements, articles ménagers, produits de luxe, etc. Les descriptions de ces métiers et de leurs produits ont été collectées par les Français venus au Vietnam et enregistrées dans de remarquables archives comme l’œuvre d’Henry Oger publiée en 1909, et réimprimée par l’EFEO de Hanoi en 2009 incluant des illustrations vivantes et concrètes pour aider les lecteurs à saisir facilement les types de produits, la façon de les fabriquer, échanger et utiliser dans la vie quotidienne. De plus, Pierre Gourou et certains Français et Vietnamiens de l’époque, puis des chercheurs ultérieurs comme Phan Gia Bền, Vũ Huy Phúc ont fourni de nombreux documents sur l’artisanat et sur les villages d’artisanat traditionnels dans le Vietnam récent, les deux auteurs Trương Minh Hằng et Vũ Quang Dũng ont réuni une collection de 6 volumes sur les métiers et villages artisanaux traditionnels au Vietnam.
Un des apports considérables des Français à l’artisanat vietnamien est la création de L’Ecole des beaux-arts d’Indochine située à Hanoi. L’école a formé non seulement des générations d’artistes vietnamiens talentueux, mais elle a aussi vulgarisé la peinture occidentale au Vietnam, puis fait apparaître la peinture à la laque, devenue un artisanat traditionnel qui représente l’identité vietnamienne et fait la fierté des Vietnamiens sur le marché international. S’inspirant de la couture occidentale, le peintre Nguyễn Cát Tường, alias Lemur Cát Tường, a dessiné le áo dài pour les femmes vietnamiennes. À partir de la chemise traditionnelle à quatre pans, Lemur Cát Tường a modifié est parvenu à l’élégant áo dài toujours utilisé par les femmes vietnamiennes d’aujourd’hui comme symbole de la beauté vietnamienne. La demande des étrangers au Vietnam depuis la colonisation a contribué également au développement de la joaillerie et de l’artisanat de luxe au service d’une clientèle fortunée. Ces métiers sont préservés et développés jusqu’à ce jour.
La fête est un élément traditionnel le mieux conservé qui se préservent le mieux parmi d’autres éléments traditionnels du Vietnam d’aujourd’hui. En effet, le Vietnam est un pays riche de fêtes traditionnelles. Selon les statistiques de 2008, en un an, 7965 fêtes ont lieu dans différentes régions du pays (dont 7039 fêtes folkloriques, 544 fêtes religieuses, 332 fêtes historiques de célébration révolutionnaire, 10 fêtes importés de l’étranger et 40 autres fêtes). Dès le premier contact avec la tradition culturelle vietnamienne, les Français ont éprouvé une grande admiration et un grand respect, c’est notamment le cas de G. Dumoutier lorsqu’il a assisté à la fête de Gióng à Gia Lâm, Hanoi. En particulier, les fêtes sont réparties dans toutes les régions géographiques du Vietnam et au sein de tous les groupes ethniques. C’est aussi un produit culturel imprégné de l’identité ethnique et des coutumes de chaque communauté locale. C’est pourquoi elles sont diversifiées, riches et stables, car cette pratique festive se répète annuellement, de génération en génération ; elle est décrite par les intellectuels comme Dumoutier, J. Przyluski, Henri Maspéro, Nguyễn Văn Khoan, Nguyễn Văn Huyên. En général, les fêtes qui perdurent jusqu’à aujourd’hui prennent source dans les temps anciens. Face aux longues guerres du Vietnam, ces fêtes ont été oubliées pendant un certain temps, faute de prise conscience de leur vraie valeur ; elles étaient même considérées comme des vestiges du régime féodal désuet. Depuis les années 1990, elles revivent fortement pour répondre aux besoins de la population ainsi qu’à des encouragements de l’Etat confronté à la vague de mondialisation et d’influence culturelle occidentale au Vietnam. Néanmoins, certaines fêtes se perdent car elles ne sont pas célébrées depuis trop longtemps et ceux qui en connaissaient le déroulement sont décédés. Ainsi, les descriptions des Français et des Vietnamiens de l’époque coloniale jouent un rôle important dans la revalorisation des fêtes, notamment les ouvrages de Nguyễn Văn Huyên et de Dumoutier sur la fête de Gióng à Gia Lâm, Hanoi et plus tard celui de Cao Huy Đỉnh. Grâce à ces documents, la fête de Gióng est aujourd’hui l’une des fêtes les mieux préservées à cause de son contenu et de sa mise en scène. Les documents d’archives constituent un des éléments décisifs dans le dossier transmis à l’UNESCO qui a reconnu la fête de Gióng comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité le 16 novembre 2010. De nombreuses autres fêtes traditionnelles ont été perdues, et pour les faire revivre, il est nécessaire par conséquent de se baser sur les conventions des villages, les légendes et les invocations religieuses collectées et conservées par l’EFEO ou sur la mémoire des personnes âgées ou des chercheurs qui ont autrefois vécu ces fêtes.
Ainsi, la tradition est un flux perpétuel dans l’histoire culturelle d’un peuple. Il ne s’arrête pas et ne maintient pas l’état d’origine, malgré la volonté des communautés de préserver la tradition telle qu’elle est. La tradition évolue en permanence. La partie immuable de la tradition tient à la signification des pratiques associées à cette tradition. Lorsqu’elle est exposée à la civilisation occidentale, en particulier depuis la présence des Français au Vietnam, la culture traditionnelle vietnamienne est soumise à une collision avec une autre culture. Après cet épisode, la culture traditionnelle vietnamienne a perdu des éléments, est influencé ou évolue pour survivre, mais elle conserve toujours son essence, et préserve des éléments de la tradition.
Publié en février 2021