La Vie de Jésus d’Ernest Renan prend naissance au cours d’un voyage au Moyen-Orient. L’étude de ses manuscrits nous éclaire sur les circonstances de cette genèse et sur la méthode de travail du savant.
Histoire des origines du Christianisme : Tome 1. La vie de Jésus
Pendant sa mission archéologique en Syrie, au Liban et en Palestine de 1860-61, Ernest Renan remplit d’annotations quatre calepins en molesquine noire (Bibliothèque nationale, Papiers Renan, NAF 11483, 11484, 11485 et 11488). Composées de fragments souvent brefs, ces notes tracées au crayon arrêtent sur le papier ses pensées, nées de l’expérience des lieux – monuments ou villages, paysages naturels ou façonnés par la main de l’homme – rencontrés tout au long de son périple.
Histoire des origines du christianisme. 1, Vie de Jésus. E. Renan. 1863
La véritable nature de ces carnets, où les impressions de voyage se mélangent avec les remarques personnelles et les observations de caractère artistique ou historique, émerge de la comparaison avec le manuscrit de la première rédaction de la Vie de Jésus, (NAF 11448). Sur le feuillet 86 de ce volume on peut lire, écrit au crayon et souligné, le mot : « Répertoire ». C’est le début d’une sorte de squelette de l’œuvre, déjà divisé en chapitres, composé de brefs paragraphes entrecoupés par des codes alphanumériques, comme par exemple : « II, 148, K » ou bien « III, 144, B ». Or, les notes des carnets portent la trace d’une intervention successive de Renan afin de les trier et de les organiser. Puisqu’un seul feuillet comporte très souvent plusieurs notes différentes, écrites sans doute à différents moments, Renan adopte un système de classement lui permettant d’identifier univoquement la note, en la marquant d’une lettre romaine. En conséquence, le code « II, 148, K » renvoie à la note K du feuillet 148 du carnet II.
Il avait déjà utilisé la même méthode de travail dans ses Notes d’Italie (NAF 11492 et NAF 11492bis), prises pendant sa mission de recherche des manuscrits dans les bibliothèques italiennes en 1849-50. Le jeune chercheur ne possédant pas à cette époque des calepins, il a consigné ses pensées à des supports les plus disparates : feuilles volantes de toutes les tailles, versos de brouillons de lettres ou de transcriptions de manuscrits, morceaux de papier déchirés. Les notes, ordonnées par le même système, forment ici l’avant-texte d’un roman resté inachevé (Patrice) mais aussi de certaines parties de L’Avenir de la science et de sa thèse sur Averroès et l’averroïsme.
A l’occasion d’un voyage successif en Asie Mineure de 1864 à 1865, où il touche l’Égypte, le Liban, la Syrie, la Turquie et la Grèce, Renan prend à nouveau des notes de voyage sur deux calepins (NAF 11486 et NAF 11487) qui présentent la même méthode de triage. Le répertoire correspondant n’a pas encore été trouvé, mais ces notes ont servi, selon toute apparence, de « réservoir à idées » pour la rédaction des Apôtres (1866) et de Saint-Paul (1869), tomes II et III de son Histoire des origines du christianisme.
Les premiers « carnets d’Orient » recèlent ainsi la genèse de la Vie de Jésus, l’un des plus grands best-sellers du XIXème siècle (on estime à plus de 400.000 le nombre d’exemplaires vendus jusqu’à 1947). Publié chez Michel Lévy frères en 1863, l’ouvrage donnera à son auteur une foudroyante célébrité, non dépourvue de nuances sulfureuses : la négation du surnaturel et des miracles, la lecture philologique des évangiles – interprétés comme des légendes – et finalement et surtout le portrait d’un Jésus historique, « homme incomparable » mais pas « divin », déclenchent une véritable contre-offensive de l’Église catholique, avec l’appui de plusieurs centaines de brochures et de volumes de réfutation de l’œuvre de l’ « apostat » qui sortent en France et ailleurs. C’est au même moment que Renan devient l’un des porte-drapeaux d’une science des religions pratiquée selon la méthode historique, émancipée des dogmes de l’orthodoxie religieuse.