Antonin Jaussen (1871-1962)

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Arrivé en Palestine à la fin du XIXe siècle, compagnon du père Lagrange, fondateur de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, Antonin Jaussen a été un témoin et parfois même un acteur de la grande histoire qui a marqué le Proche-Orient de la fin de l’empire ottoman à l’époque nassérienne.

Un destin inattendu

Né le 27 mai 1871 dans une famille modeste de l’Ardèche, Jaussen va vivre sa vie d’homme dans le vaste monde, bien loin de ses origines provinciales. Les études secondaires dans une école apostolique de Poitiers tenue par les religieux dominicains vont d’abord l’amener à poursuivre sa formation à Rickholdt dans le Limbourg hollandais, suite à la première expulsion des religieux de France en 1880. Il part ensuite pour Jérusalem où le père Marie-Joseph Lagrange se prépare à ouvrir la nouvelle École biblique de Jérusalem, créée à la demande du Saint-Siège et de l’Ordre dominicain pour tenter d’affronter les redoutables questions que les progrès de la science posent à l’historicité de la Bible.

À Jérusalem, Jaussen va se trouver avec d’autres jeunes religieux, pour certains très prometteurs comme Louis-Hugues Vincent et Raphaël Savignac, qui vont former avec lui et Lagrange le noyau fondateur de l’École biblique de Jérusalem. Très vite, Jaussen manifeste un réel don pour les langues et aussi un sens pratique et un goût de l’Orient qui conduisent le père Lagrange à lui confier les « caravanes bibliques », ces visites de sites bibliques et archéologiques que l’École biblique propose de manière régulière à ses étudiants.

Une passion pour le monde bédouin

Jaussen va s’intéresser à la vie des bédouins, sur lesquels il publie un premier ouvrage en 1907 : Coutumes des Arabes au pays de Moab. Avec ses confrères, il mène ensuite des expéditions dans toute la région : à Pétra et Palmyre, antiques cités nabatéennes, mais aussi bien au-delà puisqu’il se lance en 1907 dans l’exploration de l’Arabie du Nord. L’opération est risquée car les musulmans du Hedjaz n’aiment pas voir les « infidèles » s’approcher de La Mecque. Muni de firmans délivrés par la Sublime porte, Jaussen et son compagnon Savignac, épigraphiste et photographe, vont mener trois expéditions à Medaïn Saleh (1907, 1909 et 1910), d’où sortiront cinq volumes qui restent toujours une référence : Mission archéologique en Arabie. Quand il est à Jérusalem, il assure des cours de langues et a parfois pour élève des étudiants promis à un brillant avenir, comme le futur cardinal Tisserant.

Agent de renseignement durant la première guerre mondiale

Lors du déclenchement de la première guerre mondiale, Jaussen fait partie des religieux que les Turcs tentent de déporter en Asie mineure, mais le pape Benoît XV a obtenu leur rapatriement vers l’Europe. À peine quitté le rivage de la Palestine, son destin bascule : le commissaire de bord du navire anglais qui les contrôle en mer, au fait des travaux de Jaussen sur les tribus bédouines, lui propose de se mettre au service de l’Amirauté britannique à Port-Saïd comme officier de renseignement. Il accepte volontiers et va commencer par un coup d’éclat : grâce à son réseau d’informateurs, il prévient les Britanniques que les Turcs vont attaquer le canal de Suez par le désert, ce que tout le monde croit impossible. C’est pourtant ce qui se produit le 5 février 1915. Prévenus, les Alliés avaient eu le temps d’organiser une défense qui sauve le canal, dont le contrôle est stratégique pour la région. Homme de terrain, Jaussen ne reste pas assis dans son bureau : il sert comme officier de renseignement dans divers navires de la 3e escadre française en Méditerranée.

La rencontre avec T.E. Lawrence

À ce titre, il va être témoin de la Grande Histoire, puisqu’il est présent à El Wedj, un port de la Mer rouge, lors de négociations qui ont lieu en février 1917 pour préparer l’accord secret Sykes-Picot. C’est là qu’il rencontre le fameux Lawrence d’Arabie, à qui il prodigue quelques conseils sur les bons endroits pour faire sauter le chemin de fer du Hedjaz que les Turcs sont en train de construire avec l’appui de l’Allemagne. Le goût du désert et l’amour des bédouins les rapprochent. Les archives militaires françaises ont conservé de nombreuses notes rédigées par Jaussen et qui sont, de l’avis du professeur Henry Laurens qui les a étudiées, « une source capitale d’informations sur les opérations militaires en Palestine, la situation en Transjordanie et surtout l’évolution politique de la Palestine et le début de la confrontation politique entre sionistes et Arabes ». « Son coup d’œil politique est remarquable, poursuit H. Laurens, et ses rapports apportent des renseignements que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur l’histoire de la Palestine et de la Transjordanie durant cette période troublée ». Au passage, durant ses tournées, Jaussen continue à glaner quelques notes scientifiques qu’il publie dans la Revue biblique, car il est resté religieux et savant.

Au retour de la Grande guerre, il peine à trouver sa place dans une École biblique où une génération plus jeune prend sa place. Le brillant assyriologue Paul-Edouard Dhorme devient directeur de l’École en 1922. En 1920, à la demande de l’Académie des Inscriptions et belles-Lettres, l’École biblique devient aussi École archéologique française, en raison de la qualité des travaux qui y sont menés et auxquels Jaussen a contribué.  Jaussen, lui, se réfugie à Naplouse, une ville palestinienne traditionnelle, que le sionisme n’a pas encore pénétrée, mais dont les terres commencent à être achetées par les premiers colons juifs. Son étude, publiée en 1927 sous le titre Naplouse et son district, attirera l’attention des anthropologues qui saluent le coup d’œil et la justesse de perception de son auteur.

Au Caire, témoin de la montée du nationalisme arabe

Cette même année 1927, Jaussen part au Caire, à la demande de Lagrange, pour fonder une succursale de l’École biblique où former les étudiants à l’archéologie et à l’égyptologie. Le projet inquiète certains, qui craignent que cela ne fasse concurrence à l’Institut Français d’Archéologie Orientale, fondé en 1890. Jaussen, qui a du tempérament, doit batailler pour se faire accepter, pour trouver les fonds et pour construire ce qui deviendra à partir de la fin des années 1940 l’Institut dominicain d’études orientales du Caire (IDEO), dont Jaussen peut aussi être considéré comme le premier fondateur. Très tôt, il a en effet perçu la montée du nationalisme arabe et l’intérêt qu’il y a à vivre dans ce pays, à l’étudier, à fréquenter ses élites. Jaussen passe les 25 dernières années de sa vie à Alexandrie et ne reviendra en France que pour mourir, le 29 avril 1962. Il a été témoin et parfois acteur de presque un siècle, vivant au cœur d’une histoire en train de se faire.