L'Inde et la littérature française

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Dans le sillage des philosophes et des encyclopédistes, les grands écrivains français du XIXe siècle se prennent de passion pour l’Inde...

Dans le sillage des philosophes et des encyclopédistes, les grands écrivains français du XIXe siècle se prennent de passion pour l’Inde qui, avant de susciter d’indicibles rêveries et de profondes réflexions métaphysiques, reste le pays de cocagne des raja et des nababs, où le jeune Stendhal projette de se rendre pour faire fortune, et dont Fortunio, le richissime héros de Théophile Gautier, revient pour constater qu’en France tout est terne : les fortunes y sont médiocres, les hommes laids, les femmes sans charme, les distractions sans saveur et le soleil sans éclat.  

Au poète, l’Inde offre la luxuriance de sa nature et de ses mythes, dont le parnassien Leconte de Lisle use pour produire du beau, de l’art et du merveilleux. Comme tous les écrivains de son temps, le poète réunionnais s’imprègne de littérature indienne : il a lu le Ṛg Veda, le Mahābhārata, le Rāmāyaṇa et le Bhāgavata Purāṇa. Lamartine ressent un choc en découvrant la Bhagavad Gītā et Victor Hugo transpose la Kena Upaniṣad dans son poème « Suprématie ». La découverte de Śakuntalā, le drame de Kālidāsa, provoque la même émotion dans les milieux littéraires français que dans toute l’Europe. Chateaubriand admire la langue sanskrite, dont l’introduction en Europe a été pour « la république des lettres [un] présent inestimable ».

Comme Voltaire, toutes ces grandes plumes reconnaissent l’antériorité de l’Inde : c’est elle qui, la première, a conçu l’unicité de dieu, créé les sciences et les arts, rédigé des codes et organisé la société. « Quand l’Égypte commençait, l’Inde était déjà vieille », résume Théophile Gautier. Pour Michelet, elle est «  la matrice du monde », et pour Leconte de Lisle le « vénérable Berceau du monde ». « La clé de tout est aux Indes », surenchérit Lamartine. Balzac fait dire à Louis Lambert qu’ « il est impossible de révoquer en doute la priorité des Écritures asiatiques sur nos Écritures saintes ». Les vicissitudes de l’histoire, les invasions et les destructions n’ont pas altéré la grandeur de ce peuple, ni sa douceur et son respect des créatures vivantes : « Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie, écrit Michelet, bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure. »

La marque de l’Inde, tout particulièrement du Vedānta, est profonde dans quelques-unes des œuvres du XIXe siècle. La poésie de Lamartine et celle de Victor Hugo contiennent des références à l’enchaînement de l’ātman au saṃra et à sa délivrance (moka) par la fusion dans la divinité. Dans La Tentation de Saint-Antoine, Flaubert présente un sādhu, qui, ayant aboli toute dualité, annihilé son karman et mis un terme au sara, se fond désormais dans l’Absolu. Selon l’un de ses biographes, l’Inde aurait révélé à Rimbaud qu’ « il n’y a pas de dualité entre Dieu et la création [que] Brahman est vrai [et] le monde faux ; [que] l’âme de l’homme est brahman et rien d’autre ». Dans sa version poétique de la Kena Upaniṣad, Victor Hugo présente trois grandes divinités védiques, Vāyu (le vent), Agni (le feu) et Indra (le dieu souverain), contraintes de reconnaître la « suprématie » de l’Absolu, brahman, dont elles ne sont que des hypostases. C’est le bouddhisme des origines, religion sans dieu, qui attire Alfred de Vigny. Lamartine, sur qui l’Inde a laissé l’empreinte la plus profonde, en vient à adopter un régime presque exclusivement végétarien.

Aucun de ces écrivains ne s’est jamais rendu en Inde, quoi qu’aient pu dire Baudelaire et Leconte de Lisle. L’envie ne leur a pas manqué : « Si j’étais libre, le premier navire cinglant aux Indes aurait des chances de m’emporter », écrit le jeune Chateaubriand. « Je mourrai sans avoir vu Bénarès, regrette Flaubert ; et c’est là une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Á la fin du XIXe siècle, la révolution des transports facilite le voyage : Pierre Loti, qui parcourt l’Inde en évitant les Anglais, a l’intelligence de reconnaître qu’il ne comprend rien à ce pays. D’autres, comme le populaire Francis de Croisset, sont soucieux d’effets littéraires plus que de descriptions réalistes et d’analyses approfondies. Une multitude de voyageurs reviennent après quelques semaines avec un livre bâclé, truffé de lieux communs sur des thèmes, les castes et les veuves immolées, les thugs et les sacrifices humains, qu’ont popularisés des écrivains qui avaient au moins le mérite d’être talentueux : Joseph Méry, Eugène Sue, Ponson du Terrail et Jules Verne. Les médiocrités répétitives de voyageurs pressés reçoivent la caution d’une abondante production missionnaire de dénigrement des brahmanes et de l’hindouisme. Cette littérature facile a façonné les mentalités, bien plus que le raffinement et l’élévation des grands romantiques, et a contribué, à partir d’exceptions érigées en généralités, à diffuser en France des clichés qui ont la vie dure.

 

Publié en janvier 2022

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