Tout comme Marcel Gautherot et Roger Bastide, Pierre Verger (1902-1996) déclare que c’est la lecture du roman Jubiabá, de Jorge Amado (1912-2001), qui a éveillé son intérêt pour le Brésil, pays où il fixerait sa résidence en 1946, devenant collaborateur des revues O Cruzeiro (entre 1946 e 1951) et O Cruzeiro Internacional (1954-1957).
Ses voyages à travers le monde (Polynésie, Japon, Afrique, Asie et Amériques), et la découverte qui en avait résulté de différentes cultures, sont à la base de l’éducation du regard du photographe, voyages qui s’associent au maniement régulier du Rolleiflex, appris avec Pierre Boucher (1908-2000), aux expériences dans l’agence photographique Alliance Photo, fondée en 1934 avec un groupe d’amis, aux collaborations régulières à des revues et journaux européens et américains (Paris-Soir, Daily Mirror, Life, Zürcher Illustrierte, Match, Argentina Libre, etc), et au travail dans le laboratoire photographique du Musée d’Ethnographie du Trocadéro (futur Musée de l’Homme), entre 1935 et 1937, où il rencontre Paul Rivet, Alfred Métraux, Michel Leiris et beaucoup d’autres.
Le Brésil représente un moment d’inflexion dans son parcours. La découverte des traditions religieuses d’origine africaine - candomblé -, ainsi que les échanges effectués dans les cercles intellectuels locaux (avec Carybé, Vivaldo da Costa Lima, Jorge Amado, Mário Cravo, et avec les adeptes du candomblé) réorientent son itinéraire et sa production de façon radicale. Les voyages, auparavant réalisés au gré des occasions, acquièrent désormais un axe précis : les cultes africains et leur circulation entre les deux rives de l’Atlantique. Les images, quant à elles, suivent la route dessinée par les esclaves qui débarquent sur les côtes brésiliennes, puis par les ex-esclaves rentrés au pays qui, par leurs périples, transplantent rites, cultes et cosmologies d’un continent à l’autre. La vocation ethnographique, entrevue dans les essais photographiques de la région andine (Pérou et Bolivie) entre 1942 et 1946, s’accentue, la caméra se mettant au service de la description et de l’interprétation de formes et de manifestations culturelles. La ville de Salvador - le mouvement des rues, le dessin des façades, corps et visages - est, elle aussi, l’objet de l’intérêt du photographe-ethnographe au long de sa période brésilienne, comme le montrent les Retratos da Bahia (Portraits de Bahia).
C’est à partir de l’expérience brésilienne, et de l’Afrique redécouverte à travers elle, que l’écriture s’introduit dans la vie de Verger, faisant que les textes se mettent à cohabiter avec les enregistrements photographiques. La bourse d’études accordée par l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) en 1948, pour rechercher les origines des cultes africains implantés au Brésil, occupe une place fondamentale dans ce nouvel apprentissage expressif, qui a comme premiers résultats l’article « Une sortie de ‘iyawo dans un village nagô au Dahomey » (Porto Novo, 1951) et les livres Orixás (Salvador, 1951) et Dieux d’Afrique, premier travail plus systématique sur la culture yoruba, composé de textes et d’images (Paris, 1954). Initié comme babalaô (prêtre devin) et rebaptisé Fatumbi au Bénin en 1953, Verger intensifie son contact avec l’Afrique, produisant un grand nombre de photographies et d’analyses écrites des cultures et des religions africaines et afro-brésiliennes - divinités, cérémonies, traditions orales, divination, ethnobotanique, etc - , autour des échanges entre l’Afrique occidentale et le Brésil et de la comparaison avec Cuba, Haïti, le Surinam et la Guyane Française. La reconnaissance académique de ses travaux peut se mesurer à son entrée au CNRS en 1962, et au titre de docteur qui lui est attribué par la Sorbonne en 1966 (thèse sur le trafic d’esclaves entre le golfe du Bénin et Bahia du XVIIe au XIXe siècle, publiée en 1968).
Impossible de rendre compte, dans ce bref résumé, de la production de Pierre Verger qui, rappelle Ângela Lühnig, est le fruit de ses déplacements et de ses diverses insertions, et se trouve éditée dans plusieurs langues et sur les supports les plus variés, depuis la décennie de 1930. Production qui se meut entre les registres de l’image (pratiqué précocement) et de l’écrit (activité pénible, dira-t-il), l’un alimentant l’autre. Les instruments, narratif et photographique, sont mobilisés au profit des recherches et des études, mais, surtout, dans l’intention de restaurer les relations entre l’Afrique et le Brésil, de manière à les faire revivre. Mission qui se déploie dans le projet de la Fondation Pierre Verger (1988), à Salvador, parfaite traduction de l’articulation entre la vie et l’œuvre.
Publié en 2009
Légende de l'illustration : O reino de Iemanja. O Cruzeiro. 1947