Voltaire (1694-1778)

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La relation que Voltaire entretient avec l’Orient, extrêmement riche, est marquée par le paradigme de l’« estrangement », le détour par l’Autre qui conduit à construire une conscience critique de Soi.

Voltaire, auteur tragique considéré en son temps comme le digne successeur de Racine et de Corneille, ne lésina guère sur l’exotisme oriental. Mariamne (1720) se passe à Jérusalem, tout comme Zaïre (1732) ; Tanis et Zélide se déroule en Égypte (1733), la tragédie lyrique Samson (1733, écrite pour Rameau) au bord du fleuve Adonis (le Nahr-Ibrahim) au Liban, Zulime (1740) à Trémizène, l’actuelle Tlemcen, Mahomet (1741) à La Mecque, Sémiramis (1748) à Babylone, Saül (1763) dans différents théâtres du Proche-Orient biblique, Les Scythes (1767) à Ecbatane en Iran, Les Guèbres (1769) en Syrie. À côté, même les localisations grecques soutiennent à peine la comparaison, de sa première pièce Œdipe (1718) à Agathocle (1779, posthume), en passant, entre autres, par Mérope (1743) et Irène (1778) placé à Byzance. L’exotisme sud-américain (Alzire, 1736) ou pékinois (L’Orphelin de la Chine, 1755) ne sont que des hapax : l’Orient est bien la couleur première de l’exotisme de l’écrivain, bercé par les récits de voyage de ses premiers maîtres jésuites, rompu aux recherches historiques tous azimuts, nourri des Mille et une nuits de Galland.

L’Orient de Voltaire, philosophique avant tout (au sens du XVIIIe siècle), constitue donc l’une des voies favorites de la polémique religieuse et morale qu’il ne cesse de conduire contre l’européocentrisme de la civilisation chrétienne. Le modèle de cet usage contre « les préjugés » se retrouve dans les vers célèbres de Zaïre :

« J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux ».

Or, si le recours à l’Autre permet de se dessiller de Soi, il aboutit toujours à faire, dans chacun, ressortir le Même. L’entrechoc des altérités ne sert qu’à faire mieux voir l’identité de tous, à retrouver, grâce au pas de côté de l’ironie, un centre universel, caché sous le folklore superflu des superstitions. Cette dialectique a vite été la cible de bien des critiques pour avoir perpétré un double attentat, tant contre la différence de l’Autre que contre l’enracinement de Soi. Des Romantiques à Roland Barthes en passant par le structuralisme de terrain, on voulut voir dans le modèle voltairien d’une tolérance fondée sur la mise en évidence, parfois violente verbalement, d’un plus petit dénominateur commun, une forme superficielle de nivellement lourde d’impérialisme inconscient. Le paradoxe d’un vivre-ensemble prospérant sur le retrait des différences, certainement à l’origine d’une certaine conception française de la laïcité, reste aujourd’hui encore source d’interrogations et d’incompréhensions.

Mahomet semble l’illustration parfaite de ces tensions, comme sa longue réception le signale. Masque du christianisme intolérant de son temps, le fanatisme de son prophète a été rejeté comme inexact et injuste par la critique allemande, y compris par Goethe qui pourtant traduisit et monta la pièce à Weimar. La tragédie est parfois prise pour un pur et simple pamphlet contre l’islam, alors que Voltaire lui-même a, dans d’autres œuvres, par exemple L’Essai sur les Mœurs (1756), sa vaste « histoire universelle » plus ouverte que jamais avant lui à l’Orient et l’Extrême-Orient, écrit de façon beaucoup plus favorable sur cette confession. En réalité, son Mahomet n’est ni tout à fait un autre ni tout à fait le même, dans la mesure où il s’inscrit dans la logique théiste de la double déprise identitaire. Le détour par l’Autre lui fait, en somme, nécessairement retour.

L’Orient voltairien est aussi l’espace de conflit des grands monothéismes et surtout le lieu de naissance de la religion chrétienne, occasion d’une raillerie constante dans la mesure où le philosophe réassigne les écrits sacrés, la Bible en particulier, à leur origine humaine, trop humaine, et donc à leur détermination géographique et culturelle. Il en satirise le « style oriental », excessif et boursouflé, et les mœurs qu’en « Mondain » du Paris moderne il juge volontiers archaïques et barbares.

Ce qui reste de ce jeu de masques polémiques n’en représente pas moins une part essentielle de l’enchantement voltairien. L’esthétique rococo, à laquelle il appartient sous ses dehors classiques, peut-être comprise comme le paradoxe d’un vide surchargé d’ornements qui finissent par déborder leur instrumentalisation polémique et presque valoir pour eux-mêmes, dans le splendide suspens de sens de l’ironie. Dans ses nombreuses parodies philosophiques des Mille et une Nuits, la métaphore du conte comme récit de songe se fait d’ailleurs si obsédante qu’elle initia à l’inconscient les émules des psychanalystes (Popper-Lynkeus, alter ego de Freud, fut un voltairien forcené). Que ce soit dans Le Crocheteur borgne, Zadig, La Princesse de Babylone, ou maint autre récit relevant de cet imaginaire foisonnant, l’Orient présente l’image parallèle d’un Soi rêvé, le miroir déformant du baroque inconscient des chantres des Lumières – le Même dans l’Autre, toujours.

 

Légende de l'image : Portrait de Voltaire.

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